alain lestié
-Membre honoraire de l'Académie
Nationale
des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux
Le silence du tableau
(communication
prononcée au mois d'avril 2000 à l'Académie Nationale des
Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux)
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Je voudrais tenter de répondre aux questions de certains d'entre vous concernant la situation de la peinture. Nommée ici "tableau" de manière générique, pour recouvrir les diverses disciplines bi-dimensionnelles (peintures, dessins, gravures, etc). Au début du XXe siècle d'intrépides visionnaires l'ont définitivement condamné, claironnant bien haut cette fin. L'histoire a montré le caractère nettement prématuré de ces faire-part quand aucune autre époque n'a produit autant, et de manières aussi diverses. Cependant, la multiplication de nouvelles pratiques techniques (multimédiatiques, dit-on), incite à interroger l'avenir du tableau et plus généralement la pertinence future d'un objet au passé si chargé. Quelques causes d'un désintérêt à l'égard du tableau, relèvent principalement d'une inadéquation avec les pratiques actuelles de la consommation culturelle. Face à l'immédiateté séduisante de divers dispositifs télévisuels ou environnementaux, sa lenteur, (celle de sa fabrication comme celle de sa lecture) et son silence (la solitude d'un regard méditatif) l'affirment en antithèse des modèles spectaculaires réclamés. Ces contre-valeurs l'opposent à tous les préceptes de la communication et du progressisme technique enchaînant la production. Par sa seule situation actuelle, le tableau est au monde dans l'inconfort d'un rapport critique. Déterminé à partir de la visualisation d'une pensée recouvrant celle de son histoire (sa situation), de sa nature (celle des procédures de sa mise en œuvre) et de son usage (pourquoi?) et l'autonomie de son espace, (celui de son élaboration comme celui de sa présentation) il se place en exception parmi les modèles socio-économiques. Après tant de stratégies d'avant-garde et de ruptures péremptoires, s'éternise la vacance d'une fin de siècle formaliste, d'une peinture exaltée à se représenter elle-même. Réagissant à cet enfermement, ces dernières décennies ont vu se renouer une interrogation de l'histoire, en termes de sens et non plus de formes. L'art recommence à fonctionner comme outil de connaissance, délaissant ses variations introspectives. Aucune involution, dans ce recommencement, mais le renouement d'un rapport au monde comme raison des valeurs d'une oeuvre. Maintenir le tableau dans les limites d'une tradition ayant conduit son actuelle désaffection, soutient la banalité de son cérémonial en préface sélective et en termes de continuité. "Que nul n'entre ici s'il n'assure le savoir de l'histoire des tableaux". Une suite doit reconsidérer son programme, à la fois en s'appuyant sur l'analyse des valeurs qui ont assuré sa permanence et sur une véritable et littérale révolution sémantique pour redéfinir les fondements perdus: aller chercher le sens derrière le sens, infiniment. Le tableau n'est plus le support d'une idée de sa mise en forme, mais le cadre où une esthétique requiert une relation à son contexte. La conscience de son intervention déroule la topographie d'un lieu mental, affrontement entre le système du monde et l'espace de l'individu. Une singularité de la vision impose ce dialogue avec une pensée de la réalité de son environnement, pour y recueillir quelques indices de la connaissance. Matériaux de réflexion, ils se projettent en monument de l'œuvre La substance d'un tableau excède le récit, et aussi les séductions de la matérialité de son exécution, elle tient dans la mise en relation de ses composantes, motifs, couleurs, matières, compositions. Toute une cascade de choix d'auteur, dont la conscience peut complètement lui échapper, mais assurément pas la responsabilité. À travers ces décisions, il s'engage au centre de l'être de l'art, dans l'usage d'une indépendance absolue, donc d'une absolue autorité. Cette liberté de création, qui est la figure même de toutes les libertés, ne signifie que par une morale du tableau, et exige un point de vue critique des modalités de sa mise en œuvre. Autrement dit l'exemplarité d'une œuvre oblige chaque fois une méditation sur sa nature. Sauf à se transformer en démonstration de son insuffisance, le tableau ne peut être un espace de discours, mais celui de la réflexion du discours et cette instance supplémentaire, l'arrachant à l'instant, définit une éthique de ses moyens, son aspiration à transcender les circonstances de son élaboration. Il demeure un moyen de penser, et non un objet à penser qui le rendrait dépendant de son commentaire. La différence redéfinit son sens comme plan d'accès aux objets de la représentation et sa représentation dépeint l'artifice comme fondation de son établissement. Cette secondarité marque l'origine sur laquelle l'art occidental a cultivé une pensée dont la sophistication, souvent raillée, est son avenir même, une maîtrise de son intelligence par le sensible. Car faut-il le répéter l'art et la théorie de l'art, dite esthétique, sont choses indépendantes et c'est un hasard malchanceux pour vous que je sois, un peu, dans les deux camps. L'analyse logique que propose l'esthétique, irremplaçable outil de connaissance, ne peut rien dire de l'émotion, ni du mystère, ni de la beauté. "La beauté est une expérience sans concept", disait l'inévitable Kant et, pour l'artiste, cette expérience ne peut être que celle de l'œuvre et non celle de son commentaire La permanence du tableau témoigne d'une méthode de penser le visible, à l'épreuve de la représentation: figure spéculative, l'illusion jamais n'abuse, mais décompose le visage de sa vanité. J'appelle représentation tout ce qui traduit notre pensée en trace, et donc concerne chacun d'entre nous. Située au centre de tout système d'échange civilisé, en articulation du système social, la représentation, commence par la représentation de soi, en révélateur d'une pensée. Preuve d'une exclusivité humaine de pouvoir mettre en scène l'absence, elle traduit une méthode du regard où elle concentre les effets de la connaissance en visible. La mythologie de l'art alimente généreusement la fable de Pygmalion, dont la sculpture va parler à force d'être expressive. Son intervention ressemble davantage hélas à la nouvelle racontée au cours de "la chute de la maison Usher": dans le film d'Epstein, d'après E.Poë, l'égérie décline chaque jour de la progression de son portrait et décède lorsque l'œuvre s'achève. Toute œuvre dessine ainsi son espace à travers la représentation: décrétant une " chose " comme " art ", elle la sépare de la vie et contraint le projet à toujours mourir dans son empreinte. L'art représente toujours et figure toujours, (le tableau lui-même est une figure, un espace dessiné); paré des inconvenants qualificatifs " abstrait" ou "non-figuratif", il ne fait que délaisser l'imitation, effet parmi tant d'autres de la représentation. L'artiste transforme chaque chose en son spectre, comme suppléance du réel, et comme toutes les suppléances, cette représentation nomme l'absence de ce qu'elle remplace, par une formation substitutive. La représentation referme son champ autour de son acte: la recomposition d'un espace-temps résistant aux autres types de production, dans la spécificité d'une force de son immobilisme. Phase par phase, le jeu d'apparences qui modifie la perception vient ajouter les sens de la modification. L'analyse visuelle de ces sens cachés du sens fournit les modèles d'émancipation d'une méthodologie du regard. Ce travail à partir du tableau l'oblige. Il n'y a d'autre pensée esthétique qu'en son intérieur et en lui seul, parce qu'il est même, un échange possible avec l'histoire des tableaux. L'art a pour fonction de définir des valeurs: révérer les anciennes le condamne à la répétition, nier l'héritage le condamne à l'insignifiance. L'équilibre de cette balance articule l'éthique d'un projet critique de la connaissance en suite d'une tradition et en renouvellement incessant qui garantit la dimension spirituelle: au-delà de tous les discours, le visible donne à penser la métaphysique du savoir. Car depuis toujours l'art s'efforce de rendre sensible une réflexion morale sur l'état des choses. À perdre cet objectif fondateur il se délite en loisirs fantaisistes. Le principe d'une expérience réflective contrarie la politique d'un usage de l'art appliqué à sa rentabilité sociale. Car toute politique culturelle, ne peut que se limiter à une gestion sociale de la culture, transformant fatalement une expérience aussi singulière qu'individuelle, en "produits culturels" assimilables massivement. (...) Le discours de l'esthétique ne prête guère à la légèreté et contrarie l'émotion d'une relation subjective et intime que nous entretenons avec l'art; j'aurais voulu quand même, par ce sommaire survol faire entrevoir quels enjeux de culture se cachent derrière une activité que de modernes mythologies, ont un peu réduit à une imagerie de roman-photo plus ou moins folklorique. Je vous remercie de votre patience. |
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