alain lestié


 

NATURE MORTE

(publié in "La part de l'oeil" Bruxelles 1996)

      



volte face
   


In limine

Ne rien savoir faire, hors parfois le peintre, conditionne les excursions dans l'écrit au récit des moyens de cet unique exercice. Entreprendre de relater les rouages qui conduisent à la production d'une oeuvre égare dans un fastidieux labyrinthe à l'improbable issue. Malgré la déconvenue programmée, je tente de formuler certaines parts d'un arrière- plan d'où le tableau sort et que seul, il permet d'approcher.
Une pratique, si le propos s'écarte des interprétations, n'occasionne qu'un discours, dont j'ai parfois ça et là dispersé quelques bribes. Ces notes ne sauraient constituer un texte, ni une théorie et encore moins un enseignement, elles témoignent en documents, d'une attitude personnelle cherchant un éclaircissement du regard sur le monde. Plus exactement de la maigre partie du monde traitant la peinture, circonscrite là où le système de l'économie libérale assure sa prospérité, et dont la critique dans ces lignes ne sous-tend aucun autre de rechange, plutôt une lointaine et constante aversion à l'encontre de tout système. Rouvrir dans sa généralité un questionnement politique de l'art suppose en ce moment de revenir effectivement à la généralité pour y rafraîchir quelques évidences. La première concernerait les raisons de l'escamotage de l'implication politique, après bien des surdoses approximatives, sa prescription en désuétude dans le domaine de l'art, au nom d'une très inquiétante unanimité autour de la dissociation des deux mots: irrémédiablement l'art appartient au politique toujours en un irrévocable amalgame, incluant le religieux.

Survol

Pour favoriser la généralisation de sa cause, le libéralisme a dépêché l'écriture d'une histoire de l'art de ce siècle étiqueté "modernité". Tout commence, on le sait, du divorce entre l'artiste et la commande sociale, institutionnalisée pour l'édification du social, quand le développement d'un marché, privé, offre une alternative indépendante à la distribution des oeuvres.
Contre l'académisme où sombre la manifestation collective officielle, à force de s'en voir légiférer chaque coordonnée, va s'établir une idée d'individuation de l'art projetée comme singularité, en image de la libération du sens de ses fonctions.
Au nom de cette rupture, en son nom propre donc, le peintre explorera les possibles d'une nouvelle liberté. Exilé dans le champ spécifique de sa pratique, quand tous les discours, tous les sujets, sonnent en aliénation de la pureté picturale, il s'acharnera à déconstruire les formes et les motifs, au long d'une logique radicale et d'un combat contre les conformismes, pour y forcer la chute des barrières d'un ordre ancien exténué. Jusqu'au point dernier d'un geste absolu, au-delà duquel la spiritualité de cette quête succombe dans la réitération formelle. Admettre l'accomplissement de cet itinéraire, à la poursuite justement de l'ultime, célèbre et profite de son double apport décisif: l'intransigeance de son expérience des confins de l'anatomie de la peinture révèle d'une part les fondements matériels de la picturalité, les formes de son exception visuelle, et d'autre part le sens de sa fin.
Le corps autopsié laisse veuve l'idée de la peinture et la véritable révolution de la modernité épuise définitivement l'histoire de la picturalité. Esquiver la leçon, ou pire, y convoiter une filiation, augure d'une impuissance à penser un extérieur assigné par cette entente, et la modernité muant en "art contemporain" se contente de garder poliment sa place à table en gérant les dividendes des aînés, piétinement de la pensée dans le rabâchage des formules. L'histoire de l'art apprend d'abord la tutelle qu'elle ne peut pas être.
La valorisation principale de l'aspect formel, isolé d'une complexité des enjeux de la modernité, dans le souci politique d'éloigner ce qui dévie une idéalité héroïque, encourage à exploiter l'ultime en variations illimitées, ruinant son sens d'une incapacité d'en concevoir les bornes. De révérences en pillages, tant d'involutions en produits maquillent leurs rétrogradages sous la vertu novatrice des manières de leurs présentations, codifiées en critères de classe par les outils de la sociologie, grignotant peu à peu la place d'une discipline esthétique démissionnant dans la courtisanerie.
L'éviction du sens, -par conséquent du politique-, au nom d'un universel affranchissement du sens, délie d'une responsabilité de la motivation de l'oeuvre. En confortation d'un ordre culturel, elle perd l'usage d'une primordiale prérogative d'objet critique, et, se croyant exemptée des contraintes de sens, elle assimile les marques idéologiques d'un système en programme. Impenser le rôle politique cernant les conditions d'avancement d'une pensée, dessaisit l'oeuvre de son être et l'enchaîne à la fonction réclamée par l'industrie culturelle: entre diversion et adoration, entre thérapie (pansement de ses failles) et sociologie (répartition des critères de classe), elle déguise sous quelques virtualités un monde ayant consommé ses sujets pour agencer une image de l'idée d'un sujet contrôlée en exemple social. La revoilà politique, par défaut, liant un semblant d'existence à son allégeance à l'appareil économique, pour un succédané de signification.
Affairé par la flamboyance de son effigie, le capitalisme libéral se satisfait d'une explosion de libertés formelles, gage de sa latitude idéologique (remarquons tout de même comment le franchissement des tabous économiques déclenche facilement sa colère) et dans son rêve d'universalité ancre ses normes de représentation en impératif. Pour en retransmettre partout l'exemplarité, il va modeler des structures du marché de l'art en adéquation avec l'accélération du renouvellement économique, fixant désormais les règles d'intercession en termes de médiatisation. La valeur d'usage de l'oeuvre, ce par quoi elle requiert un regard s'efface derrière sa valeur d'échange, non seulement monétaire mais davantage encore celle d'une intégration en rituel culturel, où précisément la culture se délite d'être contrariée par son spectacle. W.Benjamin avait annoncé cette prééminence du caractère d'exposition sur celui de la vision de l'oeuvre, il faut y superposer aujourd'hui la domination des capacités de communication, aux infinies potentialités réductrices, décidant de l'immédiateté de son exploitation, vers laquelle maintenant sa dépendance l'oblige à se produire. Le libéralisme s'emparant de la modernité (celui anémiée il créera avec le même moule une "post-modernité") édicte en l'art les préceptes de la chaîne de la production de masse dont le mouvement prospère de sa vitesse de remplacement, inventant au passage l'hérésie d'un art éphémère (quand l'unique raison de l'art est celle de traverser le temps: abandonner cette raison originelle conduit à instrumentaliser l'art en loisir, ou, redoutablement, en modèle). Derrière la profusion de procédés théâtraux, en autant de changements de décors, perdurent les anciennes valeurs du spectacle, et l'état de délabrement d'une société offre obligeamment une dernière opportunité de rentabiliser la lamentation.
En ce moment, au gré d'une incertitude économique fragilisant les présomptions du milieu de l'art, l'abondance variée d'opérations style "retour aux valeurs" nous promet le pire, une réaction vers des racines nationales et traditionnelles, noyées dans l'expressivité sentimentale. Où s'ébattent les fidèles d'une religion de la pratique vouée à l'énergie des corps. Culture physique garantissant un intarissable humanisme. Les structures culturelles sélectionnant leurs troupes pour l'ouvrage d'une image de leur compassion, face à l'effroi engendré par le système qu'elles représentent. Une idéologie du sanglot caritatif passerait en perspective politique "correcte" et l'exhibition compulsive de divers procédés plastiques en ferait oublier le cynisme.
La réalisation d'un appareil politique représentatif presse le retour d'une assimilation sociale de l'art, son organisation "professionnelle", le mot devenant la référence suprême, et l'habileté à manier les combinaisons tactiques dessine les plans de carrière. L'intention récupère la confortable et normative conjonction, renversée autour de la fin du XIXe siècle, entre les institutions, le marché et l'enseignement. Pour balayer les relents parodiques d'un ordre aussi archaïque, le label officiel de "contemporain" (remplaçant celui d'avant-garde, exténué d'avoir trop servi), couvrira la sacralisation politique du culturel, assurant à la collectivité, passablement ébahie en prime, la juste image de la force et de la tolérance d'un système. L'artiste y devient le policé fournisseur de modèles impétueux et renouvelables, par la célérité desquels une représentation de la progression se transformerait en preuve de progrès.

Contretemps

Sous la bannière liberté et progrès, le libéralisme cautionne le triomphe du formalisme. Lorsque le formalisme liquide le sujet et la spiritualité par des jeux de parures, le capitalisme le plus libéral se coupe de la réalité de la production et tire la meilleure part de ses profits de spéculations financières et monétaires.
Sans forcer un parallèle fatalement incertain, dans les deux cas, la disjonction de la réalité accrédite le règne de la représentation. Quand l'empire de la communication rabaisse toutes les valeurs en images équivalentes, jusqu'à ce point d'éblouissement où la seule séduction de leur mise en scène hiérarchise leurs pouvoirs, le bouclage hâtif de la question de la représentation, au nom bien sûr de son obsolescence, ne surprend guère. Il permet une commode cécité où la foi de l'art contemporain entretient le mirage d'en reculer les frontières. L'oeuvre devient relais d'un modèle virtuel, édulcoré et propagé en écran culturel derrière lequel les sociétés tentent de soustraire la brutalité de leur vérité.
L'art n'expose plus ses signes d'être au monde, mais une suite de masques d'une incapacité à y affirmer une présence indépendante. Régie par la puissance économique, l'histoire de l'art contemporain, miroir sociologique d'un marché, s'effrite aujourd'hui d'un trébuchement de cette gérance. Tous ses codes s'étiolent, privés de leur assise budgétaire et l'asepsie de son montage ne renvoie plus que sa caricature, dogmes servis en idéal, et les reversions fleurissent.
Se dégager des complaisances de ce désarroi implique de renouer le questionnement de toutes les histoires qui se mêlent pour constituer une épreuve du monde, en culture individuelle. L'interrogation de ce noyau distinctif alliant les savoirs et les épreuves, les uns par les autres, avec les moyens de l'esthétique telle que Littré la définit en "science de la métaphysique de l'art", élabore l'oeuvre comme résolution des modalités visuelles d'une inconvertible appréhension du monde, en marques d'une origine, évidemment mentale et non pas géographique. La ruine de la métaphysique éclatant tous les commandements qui la contenaient lui propose la chance de penser cette démolition en articulation des fêlures laissées par une absence de sa figure, dans la logique d'une recherche de leurs concordances de significations.
Face à un reniement de l'oeuvre, en spectacle, et à l'abdication de son rôle, minoré en portrait sociologique de l'instant (d'une encombrante qualité de document social), il n'est de possible rétablissement qu'en elle pour ce qu'elle peut ouvrir d'une intellection du regard, et déjà contenu dans la réponse de Merleau-Ponty aux impératifs de libertés: "nous sommes condamnés au sens"1 . Une élémentaire dignité de l'oeuvre, si elle espère justifier le privilège de la durée d'un regard, réclame de déplacer son programme d'une approche plastique vers une analyse du lieu sémantique de son acte.
L'oeuvre, dans l'espérance où je la conçois, n'est plus le support d'une idée de sa mise en forme, mais le cadre où une esthétique interpelle une relation au monde par une extradition du regard vers la conscience de son intervention politique, et le sens de ses bordures est celui de l'affirmation de son autonomie. Retranchée dans cette solitude, elle répète ses délimitations en frontières de l'affrontement entre le système du monde et l'espace de l'individu.

       




Exit


La peinture s'est toujours peinte d'après la peinture, en archétype à magnifier ou à transgresser, par une conflictuelle relation à l'histoire, à sa propre histoire. Dans ses évolutions récentes, ployant les enjeux de sens jusqu'à leur perte à travers des stratégies de formes, elle ne se peint que de la peinture, c'est-à- dire exclusivement d'un savoir plastique, universellement répandu (et conditionné), abandonnant l'indétermination de toute expérience d'une réalité qui ne se formaliserait pas (qui ne se formaterait pas dirait-on aujourd'hui) dans ce paradigme universel fixé par l'actualité.
"L'instance d'après"2 désignée par J.M.Pontevia intègre une mort de la peinture achevée dans l'assèchement des variations de la technicité de son expression et de son impouvoir à déborder son officialisation.
L'interposition de ce décès, si souvent proclamé en termes de délivrance présageant chaque fois une inédite renaissance, ne refoule pas vers le passé une histoire, elle installe au contraire face à sa présente mémoire un apurement après-coup.
Déclarer la peinture morte voudrait ici signifier d'abord l'interruption d'une continuité méthodique d'un placement par rapport à elle, et ensuite son renvoi en objet au milieu de tous les autres objets soustraits par la représentation.
Après, tel que je le comprends, commencerait une pensée du sens de la saisie de la représentation, qui pose la nécessité d'outrepasser les bornes politiques subordonnant l'appareil perceptif au champ plastique. Décomposer les signes de ces valeurs politiques écrivant leur exemplarité en entreprises culturelles démarque cet après, en révision des modes de représentation, dérivation critique, n'ouvrant aucune suite de l'histoire, aucun rebondissement. Sans avenir donc et la résolution qui programme l'échec l'intègre à son projet en manifeste de son indépendance : seule une lecture de l'oeuvre peut la légitimer, le reste est péripétie. Le tableau vient en note, surcharge exilée d'un "texte" qu'il regarde et il se départit de lui-même en recommençant dans le déficit de sa propre représentation son imperturbable image : la définition des contraintes d'un cadre en permet seule, le dépassement.
La figure n'est pas neuve, "contrefision"3 l'appelait Fontanier pour le discours, avant sa dégénérescence en raillerie, et, dès l'avènement de ce que l'on nomme la peinture moderne, son après travaille à s'en détacher. Sa proscription par l'actuel règlement de l'art révélerait la crainte du surgissement de répercussions inattendues. La positivité réclamée par le développement précipité de l'économie appuie son succès sur la force de résorption des antagonismes et exclue de ses cercles les anticorps ne participant pas du couple basique (et interchangeable) pouvoir contre-pouvoir, réunis pour la même satisfaction des certitudes d'une douteuse "cohésion sociale".
La modernité n'a cessé de proclamer, obsessionnellement, la fin de l'art en manière de conjurer le poids écrasant d'un héritage fastueux. Cette permanence avoue plutôt l'inquiétude d'une impossibilité d'en finir avec l'ancien et la frayeur, plus grave encore, du déjà fini (pour la chasser, du "non-finito" au "work in progress" s'accumulent les métaphores promettant une ultériorité).
Adopter le terrain de cet après pour mon compte, lorsque tout est déjà ravi par la représentation, replace la fin de l'art, comme la mort de la peinture en un moment de la représentation, épisode parmi d'autres d'un tout, empli de toutes les images occupant la vision de leurs surfaces. L'oeuvre à venir, se privant de s'y rajouter en force, choisit de s'approprier des parts de leurs apparences, ballade désinvolte renvoyant quelques échos d'un usage personnel. Ce qui revient à en dévoyer le sens pour un autre qui passe d'abord dans le sens de cet emprunt, et cette littérature visuelle reprend la propriété allégorique de la peinture dans la primordiale différence de l'abolition de son sujet: allégorie de l'allégorie en démonstration du dérisoire.
Perdue loin des agencements fonctionnels de l'histoire, l'oeuvre démêle une sortie d'elle-même par ses propres moyens visuels, dans l'engagement critique de sa désillusion, et elle renvoie le déchiffrement de ses procédures de détournement en exposé d'un caractère de son commencement: une étude du paysage mental rongé par son épreuve extérieure, ou comment, ici pareillement une "maladie peint".








point de fuite


Non-lieu

Toute oeuvre dessine ainsi son espace à travers la représentation: décrétant une "chose" comme "art", elle la sépare de la vie et contraint le projet à toujours mourir dans sa trace. Traduction d'une méthode du regard où s'expriment les conditionnements d'une idéologie résumant son établissement, elle concentre les effets du politique en visible.
L'inaliénable pouvoir de l'artiste exerce à transformer un modèle, (l'objet d'attachement à transmettre) en son spectre. Désignant l'art en envers de la vie, la représentation elle, désigne ses barrières, que tous les formalismes auraient bien voulu dissimuler sous des pratiques exubérantes. L'oeuvre par la simple appellation d'art bascule du côté de la mort, le côté "non éclairé de la vie" distinguait Rilke 4. Ce passage introduit dans une exécution silencieuse, parce qu'inavouée d'où remontent les échos prismatiques d'un imaginaire trop facilement relégué hors du réel par l'index politique, alors qu'il en est la figure même, le signifiant de son insuffisance.
Dispersant ses conclusions en suppléance de ce réel, la représentation, comme toutes les suppléances, nomme l'absence de ce qu'elle remplace, évide le contour de sa mort par une formation substitutive.
Décomposition de la résiliation de son acte par son signe, l'oeuvre survient de la dépouille de sa réalité mentale, ou, pour renvoyer à Blanchot "le cadavre est sa propre image"5 . Cette clause de la représentation abroge les étendues de son recouvrement, naufrage originel du vrai en l'oeuvre, non pour inaugurer un univers du semblant, de la fiction, où la sectorisation fonctionnelle consigne l'art, mais dans l'intraitable vérité de la mort des réalités dans l'oeuvre, genèse de la persistance de sa présence.
Réfuter cette mort, métaphore première d'une destinée autonome de l'oeuvre, pour nier la fatalité actuelle d'une étude de la représentation, et pour nier toute structure symbolique, nie en même temps tout tribut politique, toute morale à l'oeuvre. Le rejet tend le piège d'une illusoire évasion, ou plus grave encore d'une utopie, à travers un "autre monde", celui calfeutré de l'art, image d'un modèle de liberté, vénéré et par là, instrument d'aliénation.
À perdre dans l'apparence des choses leur nature, la représentation referme son champ autour de son acte: la recomposition d'un espace-temps herméneutique résistant aux autres types de production, dans la spécificité de la force de son immobilisme. La maîtrise, (le mot s'oppose là à celui de création puisque les dieux ont déserté depuis longtemps), savoir faire paraître quelque chose qualifiant l'être par l'apparence d'un signe, se déduit de l'autorité de la représentation. D'où l'oeuvre tire sa capacité de faire paraître, elle tire aussi celle de se défaire en peignant cette mort du réel en elle, dans l'illusion de son cadre, pour imposer son existence en cadavre.
La mort est la condition de l'oeuvre et son dénudement la seule réalité du tableau. Preuve de l'entêtement de sa vérité, elle lui définit une persévérance du sens quand tous ses sens déconcertés par la représentation ne sont que figures passées. La suite poserait qu'il n'y a pas d'existence visible (où le visible témoigne de l'existence d'un sens affranchi) hors celle que, peintre, j'ensevelis dans l'oeuvre, pas de pensée qui ne se fonde dans cette tombe.
La représentation reproduit l'expérience du deuil qui constitue un espace de l'esthétique comme la négation des qualités du voir: il n'y a rien à contempler dans ce que je montre, rien où accrocher les valeurs rétiniennes, seulement une éventualité de penser les causes de cet acte. Le préjudice repousse le peintre hors de son oeuvre, face à elle, dans la mélancolie de sa défection par laquelle il s'évertue à la recommencer en une sorte de marche forcée vers sa fin, et la distance signe aussi un comportement politique.

Point de vue

La disparition de ce qui, autrefois, s'appelait "sujet", effacé par la fin de toutes les croyances, soulage l'oeuvre de sa charge de glorification d'une conviction, et simultanément lui retire sa fonction exemplaire. La perte des sujets, dans toutes les destinations du mot, quand chacune dans l'art règle ses restrictions d'une prépondérance de ses doctrines, ne se propose pas en commutation du sujet, elle éclaire un état nouveau de la détermination de l'oeuvre.
Ce silence, du réel comme absence du monde à l'oeuvre, appartient encore au monde, il en dit même une extrémité par le désappointement d'une image impossible: le sujet n'était pas le coeur de l'oeuvre, sa disparition non plus. Le constat livre l'oeuvre à sa propre irrésolution, dans l'entrecroisement d'une pluralité de visions, ou la liberté formule ses choix en morale politique de la représentation.
Tenter, comme je m'y efforce, de réfléchir la représentation, (toute réflexion réclame la secondarité) d'un contrecoup, présuppose une énonciation préalable où elle s'applique, se représente. Le déroulement heuristique éparpille les modulations de son sens dans l'évolution d'enveloppes provisoires, condamnées par leur actualité à l'oubli, ou à l'histoire ce qui est pareil quand on l'apprête pour censurer son enseignement présent.
L'oeuvre ne peut donc s'acquitter qu'à travers le questionnement d'une prescription de la représentation. Pour le dire autrement, ma considération du réel passe dans une image précédente, choisie maintenant d'abord pour l'interprétation critique déterminée par son oubli, par sa décadence dans l'anonymat et nommée, non sans paralogisme, stéréotype.








sur le motif


Sur le motif

Impératif du simulacre de la représentation, le stéréotype, à travers l'écroulement des mérites de son image clôture le visible (tous les visibles) à l'instant de sa fin, emmurant le regard dans le reflet de sa dégradation. Images déchues, écartées comme un surplus encombrant de l'art, trop plein de sens trop insistant, ces clichés importuneraient désormais à la manière d'un passé trouble qu'une respectabilité neuve, correctement rhabillée voudrait cacher. Ces imprésentables figures de nos épreuves, refoulées par la distinction culturelle, ont construit pendant des années, une nomenclature aléatoire et symbolique des espérances fanées, frontière inférieure du domaine de l'art, mêlant toutes les formes d'images dans la mémoire d'une histoire de la représentation.
Repasser ces motifs dans leur déconsidération replonge à l'intérieur d'une banalité, commune à tous, et que le soi repousse de ses savoirs derrière une impeccable devanture. Représentants de la représentation, ils rappellent une chronique politique des préceptes de la vision, usure du symbolique lorsqu'il s'épuise en étendard de strates sociales.
La citation à comparaître d'extraits de ce répertoire périmé, fournit les multiples figures de l'idéologie emprisonnant la communication dans des modèles sociaux.
Aucun culte de la relique, aucune contre histoire, ces motifs ne commémorent rien, ils dévoilent leur déchéance en une détérioration de l'expression attachée aux normes fugitives du comportement. Dessous, leur récurrence en quelques thèmes, suggère peut-être des liaisons plus intimes abritées derrière la logique de la procédure, et en filigrane, la sécheresse de leur dépersonnalisation peut aussi se relire en détours analytiques de l'affectivité, laissés en l'état aux commentateurs.
La manipulation de ces restes, métaphore d'un retrait d'investissement, ébauche la figure d'un tableau oeuvrant à se détacher de son image, pour retourner les aptitudes symboliques de son origine, où le visuel cherche à s'imposer en expérience de culture. Avec dédain des codes, il ne craint pas d'y charrier une pédagogie de l'image en valeur de la connaissance, mais suivant l'exemple de Wittgenstein lorsqu'il parle "d'estimer l'heure qu'il est en se représentant une montre"6 . Récupérés au milieu du désordre de leur abandon, la reprise de ces stéréotypes en matériaux associatifs réforme l'objectif: il ne s'agit plus de donner à voir une production de signes singuliers certifiant un auteur, mais de comprendre la "perte du voir" en intervention d'une pensée esthétique.
Le geste de peindre, privé de l'invention de codes propres, déplace sa conjugaison du "je" au "on", de l'expression de l'auteur au lieu commun. Apposant des mages sur le plan du tableau, par la logique illusionniste de l'imitation, (la perversion de la peinture surnomme la représentation), l'oeuvre trouve sa raison des circonstances de l'organisation de ses traversées de sens, en ce principe négatif d'exposer la finitude des modèles. Répondant subsidiairement à la rituelle question : " pourquoi peignez-vous? " parce que je n'aime pas ce que je vois.
La pratique constante d'un mode négatif où chaque chose participe à sa réfutation souligne une conduite de l'engagement esthétique: le style n'est pas garanti par l'affirmation d'une particularité de la manière, mais par la considération des conditions de la projection d'une pensée, par la conscience de la situation où elle se projette.










description



Cadre retraité

La précipitation mise par certains à enterrer le tableau, dont la mort a été régulièrement proclamée depuis l'aube de la modernité, suggère davantage le malaise d'un forfait qu'une oblitération par la pertinence de sa suite. Pourtant, la réduction actuelle de sa place dans le champ artistique lui offre l'aubaine de l'obstacle nouveau de devoir légitimer son projet, pour forcer un endroit à présent imprévu, au moins dans le cas où il ne se répandrait pas en une nostalgique "picturalité".
Le tableau en question ici ne se réclame que de son mot: ni objet, ni peinture, ni autre chose, il est surface visuelle en une idée ordinaire de lui-même à travers son histoire. Dressé au mur, au-dessus des yeux, il n'existe que de la visualisation d'une pensée, d'une lecture engagée au centre de l'être de l'art, dans le noyau cerné par le cadre, jamais renouvelé ou excédé d'un parti pris de son cérémonial. Dans une société normative et efficiente où l'ampleur du tapage mesure le rendement, les contre-valeurs du tableau, lui assurent un service critique, s'opposant aux préceptes du progressisme technologique enchaînant la production.
Ma ténacité à maintenir le tableau dans l'étroitesse de ses limites ayant conduit son actuelle désaffection, soutient la banalité de son exhibition en préface sélective et en terme de permanence. Décevant un rôle d'objet événementiel, il n'apparaît plus en épisode d'une histoire mais comme une inlassable reprise du sens des conditions de la représentation de son état.
Avançant sa convention en argumentation politique d'une indépendance de son espace, où il n'y a plus rien à prouver, le tableau se détermine en réflexion sur et en lui-même, et non plus en objet à penser.
La différence le coupe de sa nature d'objet de sens par laquelle il montre son être-peinture, pour le concevoir en plan d'accès aux objets de sens de la représentation. Envisagé en moyen de pensée, son auto-représentation à travers les barrières de ses structures d'échange, dépeint l'artifice de la ressemblance comme origine de son établissement, fondement conjectural du leurre, idéalement arbitraire, (que je nommerais conceptuel si le terme n'était confisqué pour une étiquette d'école). Le propos tend évidemment à redéfinir le support mental sur lequel la peinture occidentale a cultivé une pensée dont la sophistication, loin d'être, le handicap que les réducteurs nous promettent, est son avenir même, une maîtrise de son intelligence.
Tableau en image de tableau, il décline le savoir de sa ruine, de la ruine des valeurs picturales où il se complaisait, en prologue d'un éclaircissement du regard: vestige oublié d'une histoire, ou détourné, et image de vestige, il figure cet avatar en preuve de sécession. Refermé sur les limites de son plan, il immobilise une représentation de sa fin, en procès de la peinture dont il est reliquat, et s'il est encore convoqué, la seule validité de reproduire son échec réglemente ce devoir de désillusion qui le déjoue.
Le ressassement du tableau, en échos multipliés de son imitation, veut témoigner d'une méthode de penser le visible, façonnée à l'épreuve du simulacre reconstitué en privilège d'une méditation: figure spéculative de la mystification, l'illusion jamais n'abuse, mais décompose le visage de sa vanité. Le tableau boucle son sens sur le sens de cet anéantissement où le deuil unifie toute chose en zone du regard, contrechamp mental de la réalité, contenant l'histoire entière de sa perte dans son cadre. Éconduit de ses valeurs traditionnelles, le tableau n'a lieu que pour montrer le lieu de son épuisement, et la situation exile l'auteur, le désoeuvre jusqu'à la limite de n'exister plus que dans le tableau, absent. L'inhumation recommencée toujours dans l'uvée est celle, infinie, de son être, en dépossession de toutes les illusions qu'il dévêt.
Ce travail de déprise à partir du tableau l'oblige. Il n'y a d'autres pensée esthétique qu'en son intérieur, par les détours et les empêchements de son exclusive typologie visuelle, pour la distance mentale qu'il implique, et en lui seul, parce qu'il est même, un échange possible avec l'histoire des tableaux.
Le tableau tire là son emploi de se révoquer par le simulacre, et de récuser la charge de sa surface en démonstration. Astreint à la dénégation de tout absolu, de toute radicalisé de ne même plus croire en lui, sa condition est errance, dérive en une solitude essentielle, dont le profil flou contraint le regard à la résignation d'un séjour parmi ces épreuves racontant son abolition "dans l'oubli fermé par le cadre" aurait pu dire Mallarmé 7.
Habitacle d'une durée, temps mort où les choses du monde se dénaturent, où leur nature disparaît pour un sens de la disparition, le tableau, en topographie d'un lieu mental, reconsidère les liens avec le contexte d'où il sort. Et dont la sortie intime sa présence en ombre, sorte de Némésis rappelant un sens de la mort comme une éthique de l'art. Cet écart, celui aussi de son origine, trace un travail de déprise, de séparation où se cherche l'essentielle solitude, le risque du silence. Va alors s'organiser un parcours de détachement de l'image, déprise de son récit, abandon de la description de sa figure. Sous cet effacement, littéralement exécuté, sourd la structure de ce que fut l'image, retravaillée pour en dire l'empreinte au présent, l'essence de sa perte. Reste le commentaire d'un objet imaginaire, ce qu'aurait pu être une image, ce plutôt qu'elle aurait dû être, et qui ne subsiste désormais plus que comme théorie.
L'insistance à faire reproduire au tableau les séquelles de la représentation, à contrefaire ses artifices, à se dénier lui-même dans l'imitation, à jouer de la panoplie des conventions, voudrait encore abroger les perspectives d'une chronologie, où se déterminerait le déroulement d'une trajectoire liée au temps, ou pire, une biographie.








scène d'atelier



Scènes d'atelier

Le principe par lequel j'enclos l'acte de peindre dans la nécessité du simulacre en dévie le sens. Il ne concourt plus à déterminer l'oeuvre, qu'il simule et prévoit donc représentée déjà, préfabriquée d'un détournement de ses propriétés par leur reflet. La posture mine la liturgique valeur d'authenticité en insinuant sa suspicion sur toute affirmation.
Dénigrant la surprime accordée dorénavant à la pratique, la réalisation additionne les miettes d'une science inutile, qui par l'imitation d'une tradition mobilise les vielles ressources jusqu'à leur corruption, pour en dire à la fois et la perte et l'agissement permanent. Sous cette ambivalence reparaît la blessure d'une figure irrésolue qui ne se résorbe pas par les censures du savoir.
Peinture à la façon d'une peinture, dé spécifiée par le semblant, la manière de peindre rejoint ce moment évoqué par J.M.Pontevia, "où la rumination commence"8. Trop polie pour être honnête, la finition glacée d'une matière inanimée relègue les phases de son ouvrage dans l'oubli, fige en son gel sa propre distance, boucle bouclée du sens des apparences. Sa fabrication elle-même offusque une légendaire probité artisanale lorsque des matériaux modernes, émulsions acryliques, abjurent leurs caractéristiques pour mimer la noblesse des anciens. Le détail englobe tout dans une antiphrase. Cette matérialité de convention, d'où s'absente le corps, retire l'idée de signature et enlise la pratique dans le désenchantement d'une activité accessoire.
Circonstance aggravante l'obstination à n'utiliser qu'un format unique, d'une a-tonalité décourageante rythmant une perpétuelle récidive. Abandonnant les valeurs de sa surface en dépouilles déjà dépeintes, l'exécution désavoue le tableau, le sépare de son objet pour un sens au-delà de lui-même.









à corps perdus


À corps perdus

Lorsque le tableau ne prélève plus son apparence dans le tissu visuel continu mais à travers toutes les images d'une réalité éclatée, lorsqu'il n'a plus ni foi ni dogme ou manière à honorer, il accorde quelques indices d'une polysémie de la perception en improbable prosopopée. Solde des figures ruinées par la faillite de leur représentation, ces motifs recueillis par morceaux (le sens de la coupure et celui de la collecte instruisent une interprétation du tableau, cédée à d'autres en cette parenthèse), désagrègent la figure hégémonique affirmant la puissance du message d'une personnalité.
Prononcer la déroute de l'unité de l'oeuvre, par l'artifice de l'illusion, affronte l'une des lois principielles de l'art, de fondre chaque chose en l'énergie de son geste. Le préalable, toujours répété, infirme en manifeste l'homogénéité de l'objet dans son simulacre: ici, au sein du prétexte peint se quitte le champ de la peinture.
Feindre ce démembrement perd l'authenticité du sens du pictural, lui-même découpé en tranches d'effets requis pour illustrer un sens qu'il ne produit pas, et le principe retrouve une source de l'art occidental, désigné dans ces notes comme simulacre, par simplification...
Présenté en fractions, le tableau évince son habituelle prétention à globaliser un monde à partir du simple détail qu'il en est. Refermant son autonomie dans simulacre, la circulation close d'extraits désunis, il défait, de l'intérieur du l'espace fenêtre, en son désastre, pour s'affermir de sa déroute. Champ de la débâcle, il égare dans ce que Mallarmé appelle "l'obscure profondeur naturelle de sa mort" et il épelle ses reliefs en exigence d'une vérité, incidente de sa perte.
La réquisition de diverses images en renvois spéculaires de tableaux en tableaux et reproduites dans les variations idéologiques de leurs fonctions passées, provoque une dialectique de tensions divisant l'espace en zones indépendantes et indissociables qu'A. de Waelhens désignait par " coexistence significative "9, opposant à la cohérence d'un projet promotionnel le désordre de fragments épars, tranchés dans d'autres préalables. Désordre s'emploie en contradiction avec chaos, dont la fortune actuelle du mot, re-importé par méprise de la physique contemporaine cache mal la promesse d'un ordre nouveau recelé dans l'origine biblique de son usage.
Signes d'une expérience critique du regard, ces extraits dirigent leur assemblement en monument à une impossible image du monde, en compléments circonstanciels de son absence. L'espace pluriel simulé par leurs partages, tenterait de répondre à la condition de l'oeuvre énoncée par G.Granel "un componement adversatif de tous les "aspects" du monde"10. Démantelé en morceaux disparates, le tableau n'est plus le lieu de l'événement, seulement un moment entre les événements, site privilégié où tout est déjà passé, où rien n'advient et dont l'unique mandat socialise les savoirs de sa fin. N'offrant plus que les restes de sa dépouille, constats méthodiques de la déroute de chacune de ses valeurs, il réfléchit ce chant de deuil en postulat du sens de sa continuation. Son discours dépiécé, déréalisé par la fiction de son désastre, le regard chemine dans une dissémination d'éléments de sens des bribes de motifs, d'où la composition se comprend malgré eux, par le dépassement qu'en permet leur traversée, en mode de dévoilement d'une poésie, relevée par F. Garcia11 (comme l'entendait Hegel, un au-delà de tous les discours).
La constance appliquée à soustraire le tableau à son propre spectacle en élève un spectre, portrait de sa défection où se relit la dissolution de tout enseignement. Ratifiant, entre autres déceptions, l'impossibilité, dans le temps, d'un tableau politique, le politique n'étant qu'un positionnement (par quoi ils le sont tous également).
Le détachement, mot emprunté à Scott Fitzgerald12 plusieurs fois évoqué au long de ces pages, s'il s'affiche dans la manipulation des conventions du tableau et du stéréotype, se motive par l'expiation des missions de l'oeuvre garantissant une parcelle du monde et par la concession de laquelle une machine sociale assujettit toujours.
L'inépuisable reprise du tableau, pour ce qu'elle induit de différences, le dissocie des autres, l'isole dans l'autonomie d'un même cadre, récusant l'appellation si prisée de pièce. Il n'est pièce d'aucun tout, ni d'une série, ni d'un ensemble et surtout pas d'une oeuvre, monument futur où la valeur historique pardonnerait ses défaillances. On sait, au moins depuis Mallarmé, l'oeuvre impraticable, quand calquée sur son sujet, elle n'existe que la médiation de croyances collectives, avant leur débâcle en rites de communication.
Sauf à jouer à ritualiser l'art aussi, en courroie de transmission de l'idéologie minimale d'une industrie culturelle consensuelle, l'oeuvre dans son après, se dissipe en oeuvres, hors des grilles structurantes. Le parcours brouille sa continuité, tournant inlassablement autour de son geste inaugural et réitère, à perte de vue, le fondement par lequel il sape un pouvoir qu'il refuse, refusant aussi le statut et la fonction "d'artiste".







peinture


Passage

Une première décence entreprend de défaire la mythologie de roman-photo alimentant sans arrêt tout traitement du "créateur", espèce de héros ou de contre héros, démiurge magicien.
Dans le système économiste, obéissant aussi à des codes pulsionnels, et qui a fomenté, non sans calcul, l'idée d'une gratuité de l'art, les attributions de l'artiste sont moins de produire de la sur-valeur (elle vient en gratification, comme une publicité de la nature du système) que de fixer des points d'investissements de phantasmes.
Élu pour transcender la désolation du réel, l'artiste fabrique des signes d'identification sociale et de la régulation des instincts, par leur conditionnement dans la représentation. Les deux usages exploités pour spectaculariser un leurre substitutif, habillage renouvelable des divers appareils de communication, ultime machination de l'image d'un arsenal culturel.
Refuser de s'adresser à ces combinaisons régulées par les strates économiques voulant dicter les murs de la perception, implique tous ces détours et subterfuges pour filtrer son accès, espérant décourager la curiosité, pour chercher un regard coïncidant, dans la valorisation exemplaire qu'en espère toujours l'oeuvre d'art.
Le contournement de ces voies balisées postule un définitif dépaysement, déambulation touristique par des chemins de traverse, qui éternisent une instabilité. La ligne de conduite sacrifie les prérogatives d'artiste et entraîne loin des statuts officiels où l'a installée son assimilation en travailleur, plasticien décrète la technocratie française. Reste d'une vogue marxiste passée, la notion de travail appliquée à l'art, censée faciliter une reconnaissance sociale aboutit à une intégration administrative rayant un siècle d'émancipations. La peinture ne peut jamais être un travail, dans aucune des acceptions du terme.










détails



In extremis

Négliger de participer à la parade auto glorifiante d'un exemple politico-économique offert au monde, n'engage aucune espérance de fuite, -attendrissante naïveté qu'une foi en un ailleurs-, mais prévoit un campement aux franges de cet étalage. Tout près, dehors, au centre de l'ombre de la façade célébrant le triomphe d'une idéologie, dans le silence de savoir l'inutilité d'une confrontation. Dans cette vague périphérie, les débris camouflés d'une affliction imposée, désarmant les artifices de l'escompte d'un futur.
Je parle, et de surcroît ordinairement je peins, de ce lieu, commun et accablant.
L'oeuvre commence l'interminable chantier de sa situation, et comme tout chantier commence par la clôture préservant des intrus. Réfléchir ses coordonnées souscrit à l'antéposition de l'histoire écrite en illustration d'une doctrine politique et de l'histoire des défaites de ses contestations, fondues en un tout, achevé, pour y apprendre une raison critique affirmant une souveraineté intérieure. Ce passage hors d'une continuité planifiée entreprend pas à pas la quête d'une autonomie de l'oeuvre obstinément arrachée à son contexte significatif.
Traiter le tableau en territoire de la disparition, à travers les lambeaux de sa figure passée, dévisage le puzzle de ces restes en ultime dépouillement d'une mythologie personnelle, détachée d'elle-même par sa représentation dans une imagerie anonyme, replaçant la peinture en commentaire de son image. La position fonde l'axe d'une éthique de ce que Rilke appelait " être en face ".
"L'endurance du paraître"13 soulignée par G.Granel en chance de poursuite de la peinture, repose le tableau en morale politique de son établissement. Espace d'une irrésolution du regard, additionnant les fractures d'une civilisation et les restes de mémoire d'une expérience solitaire, l'oeuvre décline les codes de représentation en épreuves de sa désillusion, invitant le regard là où précisément il se perdra.
Peindre après la mort de la peinture serait peindre libéré d'une pensée de la venue de sa mort, embusquée derrière les lois qui la régulent en action sociale. S'entrouvre l'éventualité d'une indépendance du sens du tableau, comme incident de parcours, venant s'ajouter à une longue suite d'incidents plus ou moins connus. L'inscription de leurs rayures scande la surface d'une organisation oecuménique en autant de biffures interrogeant la fiabilité de son modèle.
Ce qui laisse néanmoins en questions tout futur de l'art:
-à quelle intensité du fracas des massacres cesse-t-il de s'entendre?
-à quel degré de vulgarité sociale peut-il résister?
-de quelle indignité politique paiera-t-il sa survie?

Alain lestié





1- Maurice Merleau-Ponty,”Phénoménologie de la perception”, Gallimard 1945
2- Jean-Marie Pontevia,”Travaux d’après peinture”, T.E.R. Mauvezin,1981
3- Pierre Fontanier, “Les Figures du Discours” Flammarion-Science
4- Rainer Maria Rilke, “Œuvres complètes” vol.3 “Correspondance”, Seuil
5- Maurice Blanchot, “L’espace littéraire”, Gallimard, 1955
6- Ludwig Wittgenstein, “Remarques sur la philosophie de la psychologie”(1), T.E.R. Mauvezin 1989
7- Stéphane Mallarmé, “Plusieurs sonnet s n°IV” (Œuvres complètes), La Pléiade NRF,1945 p.69
8- Jean-Marie Pontevia, “L’instance d’après” in “Travaux d’après peinture” op. cit.
9- Alphonse de Waelhens, “La philosophie et les expériences naturelles” Nijhoff,La Haye
10-Gérérd Granel “Lecture de ‘l’origine’” in “Études”, Galilée, 1995
11-Françoise Garcia: in catalogue “Eaux territoriales” Bibliothèque de Capbreton 1995
12-Scott Fitzgerald “la fêlure” Gallimard
13-Gérard Granel, in “Études”, op.cit.





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