Communication de Monsieur Alain Lestié, membre honoraire,  à l'Académie des Sciences, Belles-Lettres et Arts de Bordeaux


       
        

La morale à l’œuvre

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Toute politique et toute morale se fondent, en définitive, sur l'idée que l'homme a de l'homme et de son destin.
(Valéry, Variété IV, 1938).
Monsieur le président,
Mesdames,
Messieurs,


Répondant à une proposition de notre secrétaire perpétuel, dans un instant d’égarement, je mesurais mal l’étendue infinie d’un exercice apparemment tout académique. Obligeant de surcroît à quitter l’assurance d’une spécialité pour oser se risquer dans des idées générales dont on sait combien, derrière la facilité des clichés, elles restent malaisées à manier. Il serait évidemment vain dans le cadre d’une communication d’espérer cerner un sujet aussi complexe; mais à travers quelques remarques, permettre que s’ouvre un débat, voire un cycle thématique, à partir de nos diverses expériences. Voulant faire bref, pour laisser place à la discussion, vous me pardonnerez donc cette présentation par notes et un usage assurément abusif de l’ellipse.

Entre rejet et regret, le mot morale, à l’emploi désormais le plus souvent incantatoire, cristallise une somme de nos inquiétudes. Notre époque préfère le dévier vers un plus individuel éthique, ou un plus professionnel déontologie.
Le détour signale cet abandon progressif de la responsabilité sociale de nos comportements , par lequel le mot morale révèle son actuel manque de contenu. L’impossible vide oblige, d’une part une nostalgie de vieilles valeurs, dont la faillite pourtant a conduit jusqu’à l’état actuel, et d’autre part un arsenal de lois, décrets, règlements administratifs en tout genre, dont, le domaine artistique cultiverait les traces, à travers le spectacle d’appareils contextuels, élaborés par des commissaires, sans cesse plus pesants pour suppléer l’absence de réflexion des spectateurs. E n grossissant le trait, pour la polémique, on pourrait avancer qu’il n’y a plus d’autres règles, d’autre morale, que celles de la loi, entraînant parfois, semble-t-il, certaines confusions sur le plan judiciaire. Dans l’art, où depuis longtemps tout est permis, la seule transgression possible, la seule au moins génératrice de scandales « médiatisables », c’est la transgression de la loi.
La morale évoquée ici sera donc celle constituant une part de la philosophie qui a pour matière l’expression des principes régissant la conduite humaine et qui forme une stylistique de nos comportements, l’image de chacun, qui me rapproche un peu de mon domaine de compétences.
La notion d’œuvre s’applique à chacune de nos activités, toutes soumises pareillement à leurs critères moraux. Si l’art se flatte, et se légitime, d’une capacité à poser l’acte de pensée au-delà des systèmes établis, il ne saurait s’arroger, de cette situation, le privilège d’exprimer seul, les investissements moraux de son activité.
S’adressant à la seule intériorité de son « regardeur », selon le mot de Klossowski, l’oeuvre d’art, par sa durée, permet une lisibilité détachée des fonctionnalités sociales et de quelques connotations circonstancielles. Mais puisque sa seule motivation est de produire des méthodes de représentations, elle trouvera une valeur exemplaire en enrichissant notre regard. J’appelle cette valeur morale, et l’emphase représentative du mot mesure l’exigence que je réclame à l’art: une affirmation de la responsabilité individuelle de son acte.
Pour lever toute ambiguïté, l’oeuvre d’art n’a aucune vocation à véhiculer quelque message moral, cet utilitarisme la ramenant en instrument illustratif. On sait les catastrophiques résultats lorsqu’elle s’est voulu édifiante. Cependant s’il est vrai que la soumission aux codes, idées consensuelles ou cadres économiques mène vers des fadaises ennuyeuses, aucune provocation transgressive ne garantit le chef-d’oeuvre: l’exigence morale ne réside pas dans ce qui est montré, mais dans une pensée de sa mise en oeuvre. Ce qui inverse le dicton populaire « quand le doigt montre la lune, l’imbécile regarde le doigt ». L’oeuvre n’est pas une chose, mais un moyen d’accès à une idée des choses, donné à l’autre: l’instance supplémentaire définit une aspiration à transcender les circonstances de son élaboration, pour ce que Mallarmé appelait « une élévation ordinaire » .

Marc-Aurèle, définissait ainsi « la morale parfaite: vivre chaque jour comme si c'était le dernier; ne pas s'agiter, ne pas sommeiller, ne pas faire semblant » .
La première condition touche trop aux angoisses intimes pour en traiter publiquement.
Ne pas s’agiter, quand l’agitation s’avère un substitut de l’action, pour un simulacre de présence sociale qui escamoterait “l’agir”
Ne pas sommeiller, sonne comme un premier impératif de l’art, dans son essentielle mission de mettre en oeuvre la réflexion des mutations d’une civilisation, l’essence de sa transformation, au-delà des formes socialisées qu’elle revêt —l’agitation—, puisque le devoir de l’artiste est précisément de « donner forme ».
Ne pas faire semblant, pose, sous la simplicité de sa formulation, la question de l’usage de la représentation, fondement de tout échange civilisé.  J’ai déjà ici évoqué le sens de la représentation: elle couvre la totalité des signes traduisant une pensée et par lesquels nous sommes au monde. Ces signes additionnent aussi bien le choix de nos vêtements que notre discours, en révélateur de la singularité d’un être. Toute pratique oriente une méthode de la représentation pour témoigner du sens de son action en figurant ses conséquences, et une morale de la représentation dissocierait la diversité de ses usages.
Lorsqu’elle s’engage en substitut du réel, une panoplie de malversations s’affaire à la perte des fonctions réflexives du regard, un détournement particulier de la représentation, retranche sa valeur d’outil de connaissance, vers un emploi totalitaire de substitution du représenté. Ainsi la représentation d’une idée de modèle de vie tient lieu de vécu; s’invente une pseudo-réalité, réel-représenté à la place du réel, brouillage du vrai et de sa reproduction, du « culturel » et de la culture . La formidable expansion des réseaux de communication répandant uniformément la « vérité statistique » de cette fiction marchande censée nous représenter , accompagne le triomphe des conseillers en communication et autres attachées de presse, qui s’affairent à optimiser l’image d’un « produit » (le mot inclut individu, évènement, marchandise), pour le rendre assimilable au plus grand nombre. Et nous endurons tous, malgré nous, cette pression normative. Cet emploi de la représentation perd l’énergie d’une civilisation, dans le commerce de simulations approximatives de modèles préformés, où le « semblant », fonctionne en système d’anesthésie de la perception.
La dépersonnalisation, à travers la perte de la maîtrise de l’image, est une des sources de la déresponsabilisation. Une morale de la représentation désignerait dans ce détournement le mal absolu, dont les effets dévastateurs sont visibles par tous, partout, dans le champ social, politique, et culturel . Le centre de mon propos voudrait être ici: lorsque l’image de la réalité est instrumentalisée par tant de manipulations, lorsque les individus sont aliénés dans et par ce jeu d’images, il n’y a plus de repères possibles, et commence alors une désocialisation qui entraîne les fractures que l’on constate. Car quel que soit le rapport entretenu par l’individu avec la réalité, comme unique vérité du réel, l’image elle, impose sa propre réalité, illusion préfabriquée en manière de diversion.
« L’impératif catégorique » comme le disait Kant, ou la logique de la nature de l’art, induit une morale résumée dans l’espérance d’imaginer une intelligence de la représentation, pour ressaisir une vérité derrière les subterfuges et les faux-semblants de la mise en vue, et les détours liés à la métaphore . Cette essence de l’art, rendre visible le sens de la vision, et à travers le dépassement de ses procédures, retrouver une dignité du regard, assure la pérennité de l’oeuvre d’art dont la visibilité par le sensible sera toujours plus pertinente que le discours. Comme vous pouvez le constater...
L’envers du semblant serait le paraître, une parution de l’être, qui concerne la morale politique d’un comportement individuel, par une élaboration singulière de sa présence sociale. La quête dessine un style, tentative infinie pour repousser les limites de la connaissance, en une intellection du regard.
« L’endurance du paraître  » soulignée par le philosophe Granel offre la chance d’une continuation du travail de la pensée: c’est le lieu de l’oeuvre, quelle que soit sa nature, où l’implication morale, constitutive de toute expérience, singularise l’individu.
La question, « qu’est-ce que ça représente? » devient ainsi, malgré elle, la seule interrogation pertinente, car l’unique réponse tient dans la réflexion particulière de chacun .
La position fonde l’axe d’une morale que Rilke appelait « être en face » .
L’oeuvre de représentation contraint à cette frontalité où le regard présume la distance d’un détachement, pour opposer aux normalisations de la vision, la personnalisation d’une pensée Un affranchissement des machineries de la représentation suppose la désillusion, permettant une confrontation avec la réalité, au-delà de son habillage par divers groupes d’intérêts, et le propos n’a de sens que s’il dépasse le cadre de l’art pour embrasser la totalité des images que nous subissons.
Le pessimisme du constat n’appelle aucune nostalgie: les valeurs perdues ne font retour que dans la caricature de l’imitation. La préoccupation sous-jacente à ces remarques s’énoncerait en questions: face à la puissance des images imposées, est-ce que l’individu pourra préserver une capacité à penser son individuation, et en conséquence, l’art préservera-t-il un pouvoir de résistance, où finira-t-il comme produit, parmi d’autres, dans un consensus « culturel » ?

alain lestié

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