contrepoint-lestie
-contrepoint 56  x 152 cm

Alain Lestié:  période noire.

Par Marc Bélit

          

Lorsque Lestié commence son travail de peintre, le doute s'est déjà emparé de la peinture. Les grands mouvements théoriques et plastiques ont déjà posé l'interrogation fondamentale : qu'est-ce que peindre? Quel est le sens de cette démarche, singulièrement dans son moment "moderne"? Non point qu'à ce sujet les choses n'aient été ininterrogées et depuis longtemps déjà, mais le statut de la peinture dans l'ordre de la " mimesis " comme reproduction du réel, dévoilement et mise à jour, expression de l'invisible, témoignage de l'être des choses commençait à faire sérieusement problème.

Jusque là en effet, la représentation picturale s'articulait sur les différentes modalités du paraître: image à l'imitation du réel, présence des choses dans la toile, abstraction, retrait et jusqu'au "ready-made ", le peintre contemporain avait pour la première fois devant lui la totalité des possibles de l'histoire de l'art et la totalité des " nouveautés " dont les avant-gardes avaient fait leur miel dans une poursuite toujours plus échevelée du " nouveau en art " comme synonyme de progrès.
D'aucuns à ce moment quittèrent le " médium peinture " pour faire autre chose, clairement, des " arts plastiques ", expression qui englobe la totalité des moyens, des démarches et des domaines en vue d'exprimer le point de vue de l'artiste non contingenté à un médium de référence, en l'occurrence, la peinture.
Le cheminement de Lestié sera tout autre, conscient de la situation des beaux-Arts, il savait aussi que l'on ne peut brûler que les ponts que l'on a déjà franchis et que la question de la peinture ne s'évacue pas d'un haussement d'épaule comme si le premier artiste venu pouvait congédier ainsi quelques siècles d'excellence au parti pris de la modernité. Car si modernité il y a, bien évidemment elle commande le combat avec l'ange, elle est corps à corps, elle implique la traversée du corpus de la peinture puisque c'est bien de cela qu'il s'agit.

C'est ce que nous apprend le premier regard sur l'oeuvre de Lestié. On a affaire à des tableaux mais à des tableaux singuliers, identiques de format (130/89), non datés, soigneusement peints d'une façon presque " classique " dans la forme, allant jusqu'à utiliser le vernis hollandais pour que la facture en soit impeccablement réussie, de la peinture donc au meilleur sens du terme, sauf que le premier regard qui s'y porte est confronté à la déception en ce sens que cette peinture ne fait tout simplement pas image au sens de la représentation habituelle de la chose peinte : paysage, figure ,nature morte, portrait etc
Or tous ces éléments y sont cependant présents sous une forme ou une autre, comme indices, citations, rébus, textes, signes enfin qui traitent le tout de la peinture comme matériau, comme matière première et non comme finalité, portés par la question récurrente : qu'est-ce que peindre? que peint-on lorsqu'on peint un " sujet " ou un " motif "? qu'est-ce qu'un tableau, un cadre? ces formes conventionnelles de la représentation prévues pour habiter les murs? La présence insistante, obsédante même du tableau dans le tableau dans l'oeuvre de Lestié est un indice de plus de cette interrogation. Un critique avisé de son travail, Jean-Marie Pontevia parlera à son propos de travail " d'après peinture " et l'expression est juste tant elle pointe cette posture du peintre qui n'est devant le réel qu'autant qu'il est devant le tableau, en tant qu'indice que cadre de la tradition picturale tout entière. Ce à quoi il a affaire et qu'il interroge, c'est toute l'histoire de la peinture, non comme un historien, un archiviste ou un commentateur, mais comme un artiste refaisant sans cesse l'inventaire de l'atelier.

Toute la difficulté de cette peinture vient donc du fait qu'elle ne quitte pas le terrain de la peinture, mais qu'elle prend soigneusement ses distances, ses mesures et repères par rapport à l'univers de la représentation et qu'elle joue à tous les sens du terme, dans et de cette distance, de ses codes, de ses effets de matière ou de métier de la fausse séduction de son " fini " impeccable qui nous conduit à nous poser la question: mais qu'est ce au juste que ce fini? qu'est-ce qui finit là sous nos yeux? Tant le contenu est constamment maintenu dans la déception de ce que la forme promet. Il faut chercher ailleurs dans ce que la peinture échoue à dire, dans la déconstruction de son discours, dans la distance qu'elle entretient avec elle-même. Et c'est en cela qu'elle peut être qualifiée de post-moderne car ne s'écrivant plus dans un " discours " elle se situe dans la déconstruction de celui-ci et c'est cette démarche même qui en fait tout le sens.

DESSIN

On le croyait donc voué à la seule peinture et voilà qu'on retrouve Lestié dans l'entreprise du dessin. Est-ce autre chose? Sans doute pas, c'est plutôt la continuation d'un même questionnement sur l'état de la peinture par d'autres moyens. Dessins donc qui n'ont rien à voir avec l'état d'esquisses préalables, mais sont aussi " achevés " que des toiles. Eux aussi sont littéralement " d'après peinture " au sens évoqué ci dessus et au sens temporel, comme si le dessin enjambant la difficulté de peindre aujourd'hui, se situait délibérément dans un " après " qui en réactiverait le sens.

Le dessin intervient donc à point nommé dans l'oeuvre. Tout se passe comme si la déconstruction du tableau commandait à l'esquisse de ressurgir non plus comme préalable au tableau, mais comme nouveau déploiement sur un autre mode, sur un envers dans lequel l'ombre remplaçant la couleur nous révélait son véritable endroit. La séduction elle-même qui s'est déplacée est cependant toujours présente dans l'intensité des noirs obtenus au crayon dont la mine emprisonne le noir de fumée, matérialisant la subtilité des gris, le jeu subtil de la lumière et des ombres, opérant un peu comme ce " sfumato " cher à Léonard.

Il faudrait alors constater que l'ombre n'est finalement que l'envers de la couleur, celle qui donne épaisseur au trait mais en deux sens différents : l'une, la couleur, tire le trait vers le réel, imite le monde. L'autre, l'ombre tire vers le mental et la chose pensée. C'est pourquoi aussi la séduction du dessin est double, elle est plastique et intellectuelle à la fois. Lorsque Lestié par exemple dessine la mer au crayon gris, nous ne voyons pas le bleu de la vague, mais le mot bleu se forme en nous par une opération mentale, comme chez Mallarmé, l'absente de tout bouquet surgit au mot de rose. Ce qu'on ne voit pas on le pense et ce qu'on pense on le voit, c'est là le tour de force du dessin. Et c'est là tout l'art de Lestié qui nous fait penser le tableau autant qu'il nous le fait voir. Le blanc et le noir du dessin sont donc l'alpha et l'oméga de l'acte de peindre. Le noir, cette nuit de toutes les couleurs que la lumière porte au visible comme chatoiement du monde, n'est pas lui même une couleur, mais la possibilité de toutes.

On travaille ici au plus près de l'origine d'où surgit le geste de tracer une forme sur un support dans cet état d'où surgit l'oeuvre d'art qui fait sens. En ce sens donc, ces dessins sont toujours de la peinture, une peinture qui ne cesse de s'interroger sur elle-même dans son dessein propre : dire le monde dans son ouverture.
Regardons ces dessins. Surgis de l'ombre, on relèvera les silhouettes à demi effacées qui hantent le visible; objets de mémoire sans doute, présences saisies par un éclat de clarté, un halo dans le clair-obscur. Dans ces dessins, les lampes veillent, la nuit respire, la nuit à l'intérieur et la nuit étoilée aussi avec un reste de guirlande de fête ampoules dérisoires mais éteintes, deuil de quelque chose. L'empaquetage du reste est bien présent sous forme de boites, de cadres, de tableaux retournés, de planches, de portes qui ne s'ouvrent sur rien, impasses donnant sur des murs aveugles où s'écrit et s'efface a la fois, le texte du temps : écriture poétique, slogans, calcul des jours et des nuits qui restent à vivre, pense-bête, mots d'amour, biffés, raturés, effacés comme palimpseste ou remords d'écriture. Tout l'énigmatique de cette oeuvre, sa part secrète et intérieure est là devant nous, exposé, offert et caché à la fois, donné à voir et en retrait comme le monde même en somme, comme la vérité en philosophie, mais ceci est une autre affaire.

Il faut appréhender cette « période noire » du travail de Lestié comme un approfondissement essentiel de sa démarche désormais inséparable de son oeuvre peint.

Marc Bélit

        

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