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DÉPÔT DE BILAN
«
C'est le cas d'un homme qui s'isole pour
sculpter son propre tombeau. »
Mallarmé
Écrire
m'oblige à délaisser d'emblée une singularité
(existentielle) qui consiste à agiter ordinairement
de l'image. Entre montrer et dire,
les circonstances de la représentation glissent, du
champ familier de la mise en oeuvre vers celui du
document. J'appelle représentation tout acte
de donner à voir, ou à entendre- « mettre devant les
yeux », explique Littré- et plus généralement tout
ce qui contribue à faire paraître quelque chose afin
de qualifier l'être par l'apparence d'un signe, et
le traduire en trace. Ces quelques notes accumulées
autour du seul bagage visuel miment donc abruptement
certains fragments des choses par lesquelles je me
désigne artiste; dans l'isolement exclusif d'une
intervention qui fournit elle-même un motif
d'individualisation.
Répondre du singulier passe par la déraison de
l'explication, à l'écart de l'interprétation qui
réclame l'apport d'autres regards (le nom d'auteur
n'autorise là qu'abusive autorité), mais plutôt
autour du sens des modalités d'une activité-
ce mot exclut ceux de « métier », « profession », et
surtout « travail » : l'art jamais ne saurait être
un travail, en aucune de ses acceptions.
Dans la sphère de l'art spécialisée en matière
d'unique, l'appréciation de la singularité suppose
d'en oublier les trop évidentes marques extérieures,
systématiquement particulières, pour examiner, sous
la surface, l'agencement des motivations
personnelles, la mise en oeuvre de l'intime
accommodé pour les autres ; ni théorie, ni
enseignement, «simplement» une fragile fiction
racontée à soi-même en guise d'alibi.
L'envahissement
des
images a depuis longtemps amenuisé la pertinence de
leur immanence et banalisé tous les états des
procédés techniques censés en bouleverser la nature.
En conséquence, la détermination d'une position
vis-à-vis de son contexte détermine plus utilement
la construction d'un point de vue, mécaniquement
unique, s'il s'agit de faire du point de vue le
centre du sujet.
L'histoire de l'art, inventée pour insérer l'art
au centre de l'histoire, fournit la grille normative
sanctionnant la hauteur d'une concordance de
l'oeuvre avec la traduction de son époque. Cette
grille est aujourd'hui placée en devanture de
valeurs progressistes telles que le remplacement
permanent, la productivité, l'expansionnisme. Rien
de bien singulier. Mais la machine économique, qui
obéit aussi à des besoins pulsionnels, a cédé au
désir d'offrir une vitrine à son libéralisme, pour y
rassembler des singuliers exemplaires. Une frénésie
commémorative déclare désormais historique chaque
trace sociologique d'un moment. Cette perpétuation
de l'information fournit une culture de compensation
où foisonnent les produits dérivés, vendus comme
marques d'accès à la culture, quand ils en sont
l'obstacle pseudo-culturel principal.
Conformément à la vitesse de rotation des
marchandises et au dogme de la capitalisation
patrimoniale, l'accélération du renouvellement
prouve l'excellence d'une vitalité. Si le
marché y trouve son profit (l'étiquette «historique»
vend mieux que «démodé»), l'avantage consiste
surtout à canaliser les débordements d'une liberté,
toujours suspecte de contagion. Le calcul enferme
l'artiste dans un cadre strictement clos où ses
attributions sont moins de produire de la plus-value
(elle tombe en gratifications, comme publicité du
système), que de fixer des signes d'identification
sociale, des points d'investissement de fantasmes. À
l'inverse de sa capacité première de transcender la
désolation d'une réalité, l'artiste se transforme en
fournisseur de codes sociaux, de classifications
utilisées plutôt contre la singularisation.
L'inclassable, classé par une étiquette « singulier
», permet d'ordonner le dérangement. La
glorification peut alors habiller de neuf la
réprobation, voire la censure. Ainsi considéré dans
un ordre, le «créateur» y devient un figurant, au
nom d'une quote part de désordre nécessaire et
devient ainsi l'auxiliaire obligé des forces de
l'ordre. L'autorité du pluriel qui vient décider en
« démocratie » du singulier, conforte la cohérence
d'un tout cloisonné, pour une résolution des
tensions, et contrôle l'écart à la norme par rapport
à laquelle chacun se constitue.
Extrait d'un tout, le singulier proposé aux regards
dans son enclos, se donne à réfléchir à partir d'un
extérieur selon les codes collectifs. Penser le
singulier, impensable en général, par principe,
supposerait le préalable de penser la modélisation
du commun, et de compter ce qui en sort. Rien de
moins. La place et les forces heureusement font
défaut.
Insinuer
l'hypothèse d'un singulier autour d'une activité
voudrait cerner, au-delà d'autocommentaires
fatalement ordinaires, certains paramètres qui
composent une situation où se lisent les effets de
représentation à travers une de ses épreuves.
La décence exigerait d'abord de liquider la
mythologie de roman-photo où s'alimente sans arrêt
tout traitement du «créateur», sorte de héros ou de
contre héros, démiurge magicien, dont la beauté
sublime des formes de son imaginaire effacerait
l'inquiétude du monde qui les engendre.
La définition sommaire d'une pratique oriente une
méthode de la représentation, témoigne du sens de
son action en figurant ses conséquences: comptable
du simulacre et de la réalité qu'elle contrefait,
l'exécution, limitée au mode du travestissement et
au domaine du leurre, réfléchit aussi sa dérision.
Située en articulation du système social, fondement
de tout échange civilisé, la représentation
singularise une conception du regard pour réunir les
empreintes de la connaissance dans le registre du
perceptible. La représentation, figure fondatrice de
la pensée, est au centre même de toute singularité
quand le choix de ses modalités dessine une présence
au monde.
Parce qu'elle induit une intention en trace, la
représentation contraint toujours un projet à mourir
dans son simulacre et à travers cette fatalité,
délimite l'oeuvre comme envers du vivant, sépulture
de la réflexion où le corps même finit en un signe.
Décrétant une «chose» (qui ne peut être autre chose
que l'objet d'attachement) comme « art », elle
remanie à perte l'état de son sujet et l'enlève de
la vie, sorte de travail préparatoire à la
symbolisation. La clause condamne l'art à exécuter
infiniment ce naufrage originel du vrai dans sa
dépouille. Cette mort illustre le point inaugural du
système symbolique afin que l'on relise les
résolutions du sens, en visualisation de la
connaissance. Mort qui ne présage aucune
renaissance, mais ouvre à la mise en oeuvre d'une
ruine du sens, comparable au travail de deuil. Le
sens, perdu dans l'artifice qui apprête la
simulation, expose son absence. C'est son dernier
acte de présence avant la disparition, son oubli
dans l'oeuvre. L'échec programmé, qui nécessite une
reprise continuelle de loeuvre, surgit d'une partie
incomprise, donc inoubliable.
La perte du réel, comme perte du monde dans
l'oeuvre, appartient encore au monde, et la
formalisation de sa suppléance en dit même une
extrémité dans le désappointement de son impossible
image. Comme toutes les suppléances, celle-ci nomme
le manque de ce qu'elle voudrait remplacer pour
devenir la substance même de l'oeuvre, l'essence
dépensée à réitérer l'unique sens de sa perte, pour
assumer à la fois ce manque et son ombre, qui vient
hypothéquer toute symbolisation. La disparition du
réel dans l'illusion fomentée par le cadre de
l'oeuvre est un cas de figure du commerce avec la
mort, celui qui cherche l'accréditation de l'idée
que la représentation en est partie.
L'intolérable,
extrême
trait du singulier, se dissimulerait dans un trafic
permanent avec la perte, l'oubli, la mort, pour
exhiber la métaphysique dans tous ses états. Afin
d'en conjurer l'effroi, nos sociétés ont manigancé
un détournement particulier de la représentation, en
retranchant sa valeur d'outil de connaissance, vers
un emploi totalitaire de substitution du représenté.
Ainsi la représentation d'une idée de modèle de vie
tient lieu de vécu, unanime et éternel puisque
infiniment remplaçable. La dé-singularisation
déborde l'attribution de l'image et s'étend
logiquement au cadre de son insertion. Espaces
publics saccagés partout au nom d'une esthétique de
parc de loisirs venant balayer l'esprit des lieux.
Pavements piétonniers, végétation empotée,
illuminations criardes, et aussi les plages
exotiques au pied des cathédrales -en attendant les
domaines skiables des rues pentues, par exemple-
nous infligent l'uniformité de décors télévisuels,
où la consommation compulsive force un mirage de
bonheur. Ce que l'économie refuse au grand nombre,
elle en punit le rêve au moyen d'un ersatz infantile
: à défaut de rivages enchanteurs, empilez-vous dans
mon bac à sable, « c'est tout comme » (« ne cherchez
pas plus loin» martèle le stimulant slogan de la
ville de Bordeaux). L'aliénation de l'imaginaire,
comme dernière étape du conditionnement, détruit
l'évasion poétique qui se construisait sur le
conditionnel subversif du jeu d'enfant : « nous
ferions comme si ». On sait comment le négoce, au
moyen de ces simulations approximatives
d'archétypes, a inauguré une ère du semblant,
s'affairant à une anesthésie de la perception.
Contrairement au paraître, révélant une parution de
l'être, qui concerne la morale politique d'un
comportement individuel par une élaboration
singulière de sa présence sociale. La quête
développe l'élaboration d'un style,
tentative pour repousser les limites du savoir de la
représentation, plus sûrement que par l'exploitation
d'éphémères jeux de manières. La sempiternelle et
vaguement ridicule question : « qu'est-ce que ça
représente ? » devient ainsi, malgré elle, la seule
interrogation pertinente, car l'unique réponse
renvoie au contenu de l'histoire particulière de
chacun.
Le
fonctionnement de la représentation en une cascade
de métaphores qui résonnent dans l'expérience
intérieure individuelle et structurent une
singularité du sens, exténue ces procédures
distinctives par leur simplification consensuelle,
favorisant la massification de son dessein. Face à
l'immédiateté séduisante réclamée par les préceptes
de la communication et du progressisme technologique
enchaînant la production, la seule singularité de sa
situation actuelle engage l'oeuvre d'art dans
l'inconfort d'un rapport au monde critique, et le
rend inapte à participer au tapage des
glorifications.
Au début du XX ème siècle, contre l'académisme où
sombre la commande sociale, se rétablit une idée de
l'individuation de l'art, projetée comme singularité
; ce divorce entre l'artiste et la commande marquera
ce qu'il est convenu d'appeler la « modernité », et,
persiste, fondamentalement moderne, l'attitude
singulière de s'appliquer à récuser toute fonction
sociale. Ce principe d'une expérience réflexive
contrarie la politique d'un usage de l'art appliqué
à sa rentabilité sociale. Car toute politique
culturelle se borne, par juste logique politique, à
une gestion sociale de la culture, transformant
fatalement une expérience aussi singulière
qu'individuelle en «produits culturels», fantaisies
décoratives assimilables par les collectivités les
plus étendues.
Actuellement, la démission de l'individu poussé à
l'agrégat pour profiter de quelques miettes du
pouvoir d'un groupe, fabrique la soumission au réel
tel qu'il nous est représenté par les tenants d'un
marché universel. L'invention cynique d'une
évacuation du tragique, qui orientait les valeurs
métaphysiques personnelles d'un destin, génère le
malaise peureux de n'accepter plus que la
célébration, au nom d'un pragmatisme positif. La
chance de restituer à l'individu le sens d'une
dimension singulière, replonge l'art dans
l'obsession solitaire de tenir cet unique emploi.
Tout commence dans la représentation, au creux de
cette nuit à proximité d'une mort, par l'effort
d'une singulière inversion : faire paraître. Ces
ténèbres initiales, veillant sur l'intime, courent
au long d'un itinéraire et étirent à l'infini une
corrélation souterraine avec l'irrésolution de leur
point de départ pour obscurcir définitivement
l'éclairage d'une vision du monde. Ce que
j'appelle « nuit » entend l'ensemble des choses
retranchées du côté de l'invisible, souligne la
limite attribuée à la représentation où
effectivement les choses disparaissent.
Corollairement à sa capacité de faire paraître,
l'oeuvre s'en trouve défaire chaque figure de sens,
au service d'un avènement du sens de la disparition.
La désillusion s'acharne à ruiner le sens des images
pour dévoiler, au coeur de la représentation, le
sens particulier recouvert dans les détours
associatifs liés à la métaphore. Cette désillusion
invite le regard là où précisément il se perd,
abandonnant ses repères pour ressaisir la vérité en
deçà des subterfuges et au-delà des faux-semblants
de la mise en vue.
La suite suppose qu'il n'y a pas d'existence visible
(où le visible détermine une ouverture au
discernement) hors celle ensevelie dans l'oeuvre,
pas de pensée qui ne se fonde dans cette tombe,
résumée par l'expression désignant un genre qui les
dénonce tous : nature morte .
Le tableau referme sa détermination sur ce deuil,
obstinément commémoré pour en supporter le sujet :
le regard, dans la valorisation exemplaire
qu'en espère continuellement l'art. Le terme
enchevêtre regard de l'auteur et regard du
spectateur ; leur amalgame à l'intérieur d'une
impossible intrigue abolit tous les impératifs
réducteurs de la communication pour l'unique
objectif, préconisé naguère par Merleau-Ponty, d'une
« coïncidence silencieuse ».
La promenade à travers le désastre d'une finitude de
l'oeuvre, ébauche l'avenir même d'une pensée de
l'esthétique, son changement d'astre resituant « la
fin de l'art » et la mort de la peinture comme de
simples épisodes de la représentation, parmi
d'autres. L'oeuvre n'aurait donc lieu que pour
montrer le lieu de son épuisement où le deuil unifie
toutes les choses en une même zone d'attachement,
lieu où les objets et le discours meurent dans
l'image pour une idée de la disparition
La situation exile l'auteur, le désoeuvre jusqu'à
n'exister plus qu'au centre de l'oeuvre, absent. La
solitude de cet affrontement avec l'aveuglement des
images oblige à l'éloignement pour élargir toujours
plus la vision, jusqu'à l'isolement définitif, d'où
tout se voit, pour former un regard personnel.
L'acte de culture, en valeur de connaissance,
relance l'apostrophe du rôle exclusif de l'oeuvre
comme reflet d'une projection de la pensée, trace
d'une éthique au singulier, pour donner consistance
à une méthodologie du voir particulier, dont la
nécessité spécifique exigerait l'image comme forme
de résistance aux autres types de production. Le
rétablissement passe par le tableau qui ouvre une
intellection du regard, en lui seul, pour ce qu'il
apure de son passé.
Maintenir le tableau dans les limites d'une
tradition qui a conduit vers son actuelle
désaffection, cela soutient les barrières de son
cérémonial en guise de préface sélective qui vise à
décourager la curiosité. Ici, la sélection
décide d'une intelligence avec, et pose
aussi cette complicité en termes de continuité. «
Que nul n'entre ici s'il ne connaît l'histoire des
tableaux ».
L'esthétique
distingue
la visualisation d'une topographie mentale, comme
cadre d'un affrontement entre le système du monde,
pensée de la réalité, et l'espace de l'individu dont
le caractère transfigure la réalité d'une pensée.
La mise en oeuvre d'un regard requiert la
confusion de ces contradictions pour y collecter
quelques indices d'une lucidité, dans l'abandon des
effusions du moi. Le sujet refuse le spectacle
sentimental de ses décombres et ne s'offre plus à
l'admiration. Une hésitation permanente signe le
repli de ce sujet derrière la visualisation d'une
pensée qui cherche malgré tout à désigner l'abus de
pouvoir propre à l'image.
Confrontée à un environnement faisant vertu suprême
de la compétitivité, l'hésitation, indice d'une
polysémie de la perception, affirmerait, en négatif,
une singularité du doute, dont la désuétude actuelle
mesure aussi une décadence de la réflexion.
Fragilisant toute cohérence, affichant ses failles
et contradictions, la bravade astreint à la négation
de tout absolu, par contrecoup. La condition de
l'oeuvre devient errance. À partir du sens de sa
perte, elle dérive, et contraint le regard à la
résignation, à la déception de séjourner parmi les
épreuves de ses ratures, qui corrigent son sens à
l'infini. À cause de cette incertitude, l'oeuvre se
prive de satisfaire aux bases d'une définition, pour
trouver une singularité, par défaut. Et la méprise
s'aggrave.
Le programme excède sa définition et engage au
centre de l'être de l'art, dans l'usage d'une
indépendance, donc d'une autorité, figure même de
toutes les libertés, qui intime une responsabilité
morale au tableau. Autrement dit son exemplarité, sa
particularité, oblige chaque fois à une méditation
sur sa nature, en valeur de connaissance, résumée
par Wittgenstein lorsqu'il parle « d'estimer l'heure
qu'il est en se représentant une montre ».
Espace d'une irrésolution du regard, additionnant
les fractures d'une civilisation et les restes de
mémoire d'une expérience intérieure, l'oeuvre, façon
de penser et non objet à penser, répète indéfiniment
qu'elle n'est pas une chose, mais l'accès à une idée
des choses. Cette fonction d'instance supplémentaire
définit son aspiration à transcender les
circonstances de son élaboration en «une élévation
ordinaire», dilapidation du temps pour retenir le
temps du regard.
La secondarisation marque l'origine sur laquelle
l'art occidental a cultivé une pensée dont la
sophistication est son avenir même, vers une
maîtrise de son intelligence à travers le sensible.
Y renoncer, au nom d'une rupture niaise, ou d'une
infantilisation générale, soumet à la brutalité des
forces de son envers, ou à son instrumentalisation
dans le sentimentalisme, dérive de la raison par
laquelle l'intelligence recule vers l'ignorance,
enfouit le sens sous le signe, l'oeuvre sous
l'image.
Temps mort
où les réalités du monde se dénaturent, où la nature
est perdue, l'oeuvre recompose un espace-temps
herméneutique. Elle reconsidère ses liens avec son
origine, ce contexte d'où elle part, pour relier ce
trajet intérieur dans un apprentissage du réel,
utilisant son ton local singulier contre le
redoutable programme d'une universalité. Parmi les
mythologies résurgentes, celle concernant l'origine
instrumentalise l'idée que son incantation
fournirait de l'identité prête à porter, afin de
masquer le renoncement général à surmonter la
difficulté d'être au monde par l'autonomie d'une
différence.
L'écart à partir de l'origine, premier (et
dernier) pas vers l'affranchissement, cherche la
rupture avec l'enclos d'une histoire familière, avec
l'enracinement étouffant des collectivités qui
célèbrent la vulgaire arrogance de leurs opinions.
Ces certitudes résumées par l'antienne aberrante du
« retour à l'origine », complaisance de la
régression, dégénèrent en général dans la haine
guerrière. Le confort bienveillant de ce cercle
ordinaire de connivences enterre tranquillement le
désir d'exception, et prépare l'enlisement dans la
nostalgie. Le piétinement mortifère, entraîné par
une liquéfaction due aux forces administrant toutes
les peurs, réduit inexorablement le périmètre
exclusif de l'individu où se trace l'espace imprévu
d'une existence. La reddition traverse le sujet,
entre le songe perdu d'un lieu où la pratique
re-fonderait la pensée et la déroute d'un présent où
l'ombre de ce regret empêche les moyens conceptuels
de son expression. La position condamne à une sorte
d'émigration intérieure, et mène tranquillement vers
la réclusion en accomplissement des ouvres.
Lorsque l'espace de l'oeuvre ne correspond plus avec
l'espace où elle se projette, l'instigation de son
point de vue se défait dans la méprise. En
contrepartie de cette scission, le discours de
l'oeuvre restreint son sens, obsessionnellement, à
celui d'une retraite immobile, d'une partance
suspendue. Ce lieu électif perdu contient à la fois
la perte de son motif éclaté en souvenirs, la perte
de la pensée de son intégralité et celle de
l'édifice mental élaboré en manière de refuge. La
situation contraint désespérément l'unique dessein
de réfléchir sa perte, qui supprime toute vision
directe et s'enferme dans la réflexion critique de
ce malaise. La continuité déchirée, marque
constitutive et singulière de l'artiste, métaphore
de la permanence d'une place impossible, disjoint
aussi le voile de sa mémoire, ouverture en échappée
belle, supposition d'une hypothétique image. Deuil
de l'oeuvre, où, dans la charge déceptive et la
douleur habituelle de l'échec, se trouveront, une
fois encore, les raisons rassurantes d'un
recommencement chimérique ; résurgences des plus
fragiles explications qui montrent comment, ici
aussi, une maladie est à l'oeuvre.
La conduite
d'un détachement commande de prendre le risque des
routes d'exil, loin des entreprises culturelles et
des voyages organisés, lorsque le dépaysement
occasionne une différence qui permet une re-création
de l'espace de l'oeuvre. Traverser les lieux,
habituellement, comme un touriste, exige une
extériorité solitaire, lutte permanente contre la
suffisance ordinaire de collectivités infatuées et
l'emprise sentimentale des communautarismes. C'est
aussi tenir compte du cahier des charges d'une
mémoire imaginaire, où les histoires du savoir et
des épreuves s'emmêlent et constituent une culture
individuelle. Cette vague périphérie, à l'ombre de
la façade publicitaire d'une organisation sociale,
accumule les débris d'une désolation imposée pour
désarmer l'artifice des utopies promises au futur.
Je parle et, de surcroît, ordinairement je peins
(au crayon), depuis ce lieu indéfini et accablant,
rendu méconnaissable par tant d'atteintes.
L'isolement considéré comme une situation donnée,
devient un projet pensé comme volonté d'écart, un
déménagement de l'être qui cherche une solitude
essentielle. Enfin détachée de son environnement
significatif, périmètre intenable de l'affliction,
l'oeuvre ne témoigne plus des maigres singularités
de ses variations affectives, mais voudrait faire
valeur de leur abandon. Ces conditions de
l'édification des oeuvres intiment un transfert du
sujet, de l'auteur à l'endroit de l'acte, du
spectacle à sa démystification. Le geste
déplace sa conjugaison, remplace le « je » par « on
», l'expression d'auteur par le lieu commun. Là les
quelques mythologies personnelles abandonnent leur
singularité apparente par leur représentation dans
une imagerie anonyme et familière. Images de
«couverture» opposées au narcissisme de
l'autobiographie, en tension vers l'invention
formelle d'un subjectif, d'une construction du sujet
en équivalence.
La position fonde l'axe d'une éthique que Rilke
appelait « être en face ».
L'oeuvre de représentation contraint à la frontalité
de cette position, faire face à tout. Le
regard présume à la fois la distance d'un
détachement et l'interposition de soi, qui brouille
l'épure théorique, pour opposer aux normalisations
le rien singulier, parce qu'individuel, de
son acte. La conduite du règlement de ce face à
face, où se reflète une tragédie quotidienne
ordinairement humaine, structure pas à pas la trame
irréductible d'une identité.
Tenter de
réfléchir certains effets de la représentation
réclame le contrecoup d'une énonciation préalable où
elle s'applique, où elle se représente elle-même.
Dans une société entièrement consacrée au spectacle
du règne de la communication et au triomphe de ses
bateleurs, éviter le naufrage dans la médiocrité du
flux de l'ingestion médiatique, supposerait le
pouvoir fantasmagorique de l'inaccessibilité, après
avoir appris la vanité dévastatrice des
confrontations. La feinte idéale du singulier
rendrait invisible, insaisissable à l'entendement du
sens commun : stratégie de camouflage, fable de
remplacement pour se fondre dans l'entourage et
cultiver une singularité intérieure. L'appropriation
des parts d'apparences d'une banalité partagée par
tous, à travers les morceaux de stéréotypes cités à
comparaître, assure l'échange minimal avec les
contraintes d'un contexte qui falsifient l'ouverture
au monde à travers les multiples figures des modèles
sociaux qui emprisonnent la perception. L'ostensible
neutralité de la récupération de ces enveloppes
emblématiques, descriptions qui répètent elles-mêmes
l'imitation accusatrice d'une représentation
rebattue du réel, s'étiole dans le maniement de sa
sélection et de sa paraphrase, où se tissent des
liens moins exposés avec une intériorité recomposée.
S'y dissimuler dans la contrainte laisse percer
quelques stigmates d'une souffrance, à l'attention
d'autres singuliers, pour susciter les rencontres
infinies de différentes ressemblances. Rien
n'empêche, et tout voudrait inciter au contraire le
regardeur, d'aller derrière cette interface trop
polie pour être tout à fait honnête, chercher une
autre réalité de l'inquiétude du discours, le sens
d'un chaos antérieur.
Les restes de ce réel perdu, épaves d'images
ramassées pour cette évocation du naufrage,
déploient un inépuisable dictionnaire qui témoigne
de l'usure du symbolique dévoyé par le souci de
reconnaissance, et souligne la nécessité de sa
refondation. Le procédé réforme l'objectif qui ne
cherche plus à donner à voir une production de
signes singuliers, mais vise à individualiser les
effets de la défaillance de la perception, comprise
comme intervention d'une pensée esthétique. Ces
motifs récurrents découragent les éclats
divertissants et assourdissent la parole jusqu'à son
spectre silencieux, écho de la conversation avec un
revenant qui regarde un phénomène de vie, au lieu
d'être regardé comme un fantôme.
Le silence en question ne permet pas d'entendre
voler les mouches, il est celui rendu possible
seulement par l'interposition d'une parole de
substitution, qui évite les tourments de
l'exhibition du mutisme. Singularité dernière de
l'être solitaire : se priver du pouvoir de dire
voudrait sauver l'inaudible et ne pas compromettre
l'intégrité de son sens dans la relation avec le
sens commun. Ce silence se détermine par ce qu'il
garde en lui, dans la suspension d'un temps mort, en
ouverture d'une quête répétée de coïncidences.
Extravagance au milieu de notre actualité où chacun
exige la parole pour se noyer dans le mirage
ordinaire d'une reconnaissance et abdiquer ainsi
définitivement toute singularité.
L'idée même
de singulier fabriquerait une sorte de leurre, une
illusion pour incroyants, au nom d'une foi qui
permettrait de supporter une société ayant consommé
ses sujets pour agencer l'idée d'un sujet
transfiguré en exemple social, modelé par les
besoins de l'appareil économique. L'acharnement mis
à poursuivre le leurre, malgré la conscience de sa
vanité, offre la chance d'un détachement, et
systématiquement épuise toutes ses tentatives mais
dans le savoir que chacune fait oeuvre. Surmonter la
mélancolie alimentée par tant de défaillances
implique encore l'espérance têtue d'imaginer une
intelligence de la représentation, avec les moyens
du bord, entendus aussi comme les moyens d'une
extrémité et d'une périphérie.
L'ancien scepticisme désormais dénoncé comme
antisocial, ou, pire encore, comme élitiste,
signalait une lucidité qui récusait le consensus des
diktats communs. Ce scepticisme est pourtant source
et ressource d'une vigilance où se puise
l'intarissable force de résistance. Provoquer cette
énergie, la réorienter vers l'oeuvre de
représentation, cela justifie la reprise, malgré
tout, au présent, d'une stratégie du doute, et
accrédite l'investissement, infiniment risqué, de la
pensée d'une existence entière dans un jeu de
simulacres. Et finir, très vieux, obligatoirement
singulier d'être resté au-dehors.
alain lestié
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