publié dans la revue "l'inactuel"  le singulier   n°10 éditions Circé 

Alain Lestié


    


DÉPÔT DE BILAN

« C'est le cas d'un homme qui s'isole pour  sculpter son propre tombeau. »
Mallarmé

Écrire m'oblige à délaisser d'emblée une singularité (existentielle) qui consiste à agiter ordinairement de l'image. Entre montrer et dire, les circonstances de la représentation glissent, du champ familier de la mise en oeuvre vers celui du document. J'appelle représentation tout acte de donner à voir, ou à entendre- « mettre devant les yeux », explique Littré- et plus généralement tout ce qui contribue à faire paraître quelque chose afin de qualifier l'être par l'apparence d'un signe, et le traduire en trace. Ces quelques notes accumulées autour du seul bagage visuel miment donc abruptement certains fragments des choses par lesquelles je me désigne artiste; dans l'isolement exclusif d'une intervention qui fournit elle-même un motif d'individualisation.
Répondre du singulier passe par la déraison de l'explication, à l'écart de l'interprétation qui réclame l'apport d'autres regards (le nom d'auteur n'autorise là qu'abusive autorité), mais plutôt autour du sens des modalités d'une activité- ce mot exclut ceux de « métier », « profession », et surtout « travail » : l'art jamais ne saurait être un travail, en aucune de ses acceptions.
Dans la sphère de l'art spécialisée en matière d'unique, l'appréciation de la singularité suppose d'en oublier les trop évidentes marques extérieures, systématiquement particulières, pour examiner, sous la surface, l'agencement des motivations personnelles, la mise en oeuvre de l'intime accommodé pour les autres ; ni théorie, ni enseignement, «simplement» une fragile fiction racontée à soi-même en guise d'alibi.

L'envahissement des images a depuis longtemps amenuisé la pertinence de leur immanence et banalisé tous les états des procédés techniques censés en bouleverser la nature. En conséquence, la détermination d'une position vis-à-vis de son contexte détermine plus utilement la construction d'un point de vue, mécaniquement unique, s'il s'agit de faire du point de vue le centre du sujet.
L'histoire de l'art, inventée pour insérer l'art au centre de l'histoire, fournit la grille normative sanctionnant la hauteur d'une concordance de l'oeuvre avec la traduction de son époque. Cette grille est aujourd'hui placée en devanture de valeurs progressistes telles que le remplacement permanent, la productivité, l'expansionnisme. Rien de bien singulier. Mais la machine économique, qui obéit aussi à des besoins pulsionnels, a cédé au désir d'offrir une vitrine à son libéralisme, pour y rassembler des singuliers exemplaires. Une frénésie commémorative déclare désormais historique chaque trace sociologique d'un moment. Cette perpétuation de l'information fournit une culture de compensation où foisonnent les produits dérivés, vendus comme marques d'accès à la culture, quand ils en sont l'obstacle pseudo-culturel principal.
Conformément à la vitesse de rotation des marchandises et au dogme de la capitalisation patrimoniale, l'accélération du renouvellement prouve l'excellence d'une vitalité. Si le marché y trouve son profit (l'étiquette «historique» vend mieux que «démodé»), l'avantage consiste surtout à canaliser les débordements d'une liberté, toujours suspecte de contagion. Le calcul enferme l'artiste dans un cadre strictement clos où ses attributions sont moins de produire de la plus-value (elle tombe en gratifications, comme publicité du système), que de fixer des signes d'identification sociale, des points d'investissement de fantasmes. À l'inverse de sa capacité première de transcender la désolation d'une réalité, l'artiste se transforme en fournisseur de codes sociaux, de classifications utilisées plutôt contre la singularisation. L'inclassable, classé par une étiquette « singulier », permet d'ordonner le dérangement. La glorification peut alors habiller de neuf la réprobation, voire la censure. Ainsi considéré dans un ordre, le «créateur» y devient un figurant, au nom d'une quote part de désordre nécessaire et devient ainsi l'auxiliaire obligé des forces de l'ordre. L'autorité du pluriel qui vient décider en « démocratie » du singulier, conforte la cohérence d'un tout cloisonné, pour une résolution des tensions, et contrôle l'écart à la norme par rapport à laquelle chacun se constitue.
Extrait d'un tout, le singulier proposé aux regards dans son enclos, se donne à réfléchir à partir d'un extérieur selon les codes collectifs. Penser le singulier, impensable en général, par principe, supposerait le préalable de penser la modélisation du commun, et de compter ce qui en sort. Rien de moins. La place et les forces heureusement font défaut.

Insinuer l'hypothèse d'un singulier autour d'une activité voudrait cerner, au-delà d'autocommentaires fatalement ordinaires, certains paramètres qui composent une situation où se lisent les effets de représentation à travers une de ses épreuves.
La décence exigerait d'abord de liquider la mythologie de roman-photo où s'alimente sans arrêt tout traitement du «créateur», sorte de héros ou de contre héros, démiurge magicien, dont la beauté sublime des formes de son imaginaire effacerait l'inquiétude du monde qui les engendre.
La définition sommaire d'une pratique oriente une méthode de la représentation, témoigne du sens de son action en figurant ses conséquences: comptable du simulacre et de la réalité qu'elle contrefait, l'exécution, limitée au mode du travestissement et au domaine du leurre, réfléchit aussi sa dérision. Située en articulation du système social, fondement de tout échange civilisé, la représentation singularise une conception du regard pour réunir les empreintes de la connaissance dans le registre du perceptible. La représentation, figure fondatrice de la pensée, est au centre même de toute singularité quand le choix de ses modalités dessine une présence au monde.
Parce qu'elle induit une intention en trace, la représentation contraint toujours un projet à mourir dans son simulacre et à travers cette fatalité, délimite l'oeuvre comme envers du vivant, sépulture de la réflexion où le corps même finit en un signe. Décrétant une «chose» (qui ne peut être autre chose que l'objet d'attachement) comme « art », elle remanie à perte l'état de son sujet et l'enlève de la vie, sorte de travail préparatoire à la symbolisation. La clause condamne l'art à exécuter infiniment ce naufrage originel du vrai dans sa dépouille. Cette mort illustre le point inaugural du système symbolique afin que l'on relise les résolutions du sens, en visualisation de la connaissance. Mort qui ne présage aucune renaissance, mais ouvre à la mise en oeuvre d'une ruine du sens, comparable au travail de deuil. Le sens, perdu dans l'artifice qui apprête la simulation, expose son absence. C'est son dernier acte de présence avant la disparition, son oubli dans l'oeuvre. L'échec programmé, qui nécessite une reprise continuelle de loeuvre, surgit d'une partie incomprise, donc inoubliable.
La perte du réel, comme perte du monde dans l'oeuvre, appartient encore au monde, et la formalisation de sa suppléance en dit même une extrémité dans le désappointement de son impossible image. Comme toutes les suppléances, celle-ci nomme le manque de ce qu'elle voudrait remplacer pour devenir la substance même de l'oeuvre, l'essence dépensée à réitérer l'unique sens de sa perte, pour assumer à la fois ce manque et son ombre, qui vient hypothéquer toute symbolisation. La disparition du réel dans l'illusion fomentée par le cadre de l'oeuvre est un cas de figure du commerce avec la mort, celui qui cherche l'accréditation de l'idée que la représentation en est partie.

L'intolérable, extrême trait du singulier, se dissimulerait dans un trafic permanent avec la perte, l'oubli, la mort, pour exhiber la métaphysique dans tous ses états. Afin d'en conjurer l'effroi, nos sociétés ont manigancé un détournement particulier de la représentation, en retranchant sa valeur d'outil de connaissance, vers un emploi totalitaire de substitution du représenté. Ainsi la représentation d'une idée de modèle de vie tient lieu de vécu, unanime et éternel puisque infiniment remplaçable. La dé-singularisation déborde l'attribution de l'image et s'étend logiquement au cadre de son insertion. Espaces publics saccagés partout au nom d'une esthétique de parc de loisirs venant balayer l'esprit des lieux. Pavements piétonniers, végétation empotée, illuminations criardes, et aussi les plages exotiques au pied des cathédrales -en attendant les domaines skiables des rues pentues, par exemple- nous infligent l'uniformité de décors télévisuels, où la consommation compulsive force un mirage de bonheur. Ce que l'économie refuse au grand nombre, elle en punit le rêve au moyen d'un ersatz infantile : à défaut de rivages enchanteurs, empilez-vous dans mon bac à sable, « c'est tout comme » (« ne cherchez pas plus loin» martèle le stimulant slogan de la ville de Bordeaux). L'aliénation de l'imaginaire, comme dernière étape du conditionnement, détruit l'évasion poétique qui se construisait sur le conditionnel subversif du jeu d'enfant : « nous ferions comme si ». On sait comment le négoce, au moyen de ces simulations approximatives d'archétypes, a inauguré une ère du semblant, s'affairant à une anesthésie de la perception. Contrairement au paraître, révélant une parution de l'être, qui concerne la morale politique d'un comportement individuel par une élaboration singulière de sa présence sociale. La quête développe l'élaboration d'un style, tentative pour repousser les limites du savoir de la représentation, plus sûrement que par l'exploitation d'éphémères jeux de manières. La sempiternelle et vaguement ridicule question : « qu'est-ce que ça représente ? » devient ainsi, malgré elle, la seule interrogation pertinente, car l'unique réponse renvoie au contenu de l'histoire particulière de chacun.

Le fonctionnement de la représentation en une cascade de métaphores qui résonnent dans l'expérience intérieure individuelle et structurent une singularité du sens, exténue ces procédures distinctives par leur simplification consensuelle, favorisant la massification de son dessein. Face à l'immédiateté séduisante réclamée par les préceptes de la communication et du progressisme technologique enchaînant la production, la seule singularité de sa situation actuelle engage l'oeuvre d'art dans l'inconfort d'un rapport au monde critique, et le rend inapte à participer au tapage des glorifications.
Au début du XX ème siècle, contre l'académisme où sombre la commande sociale, se rétablit une idée de l'individuation de l'art, projetée comme singularité ; ce divorce entre l'artiste et la commande marquera ce qu'il est convenu d'appeler la « modernité », et, persiste, fondamentalement moderne, l'attitude singulière de s'appliquer à récuser toute fonction sociale. Ce principe d'une expérience réflexive contrarie la politique d'un usage de l'art appliqué à sa rentabilité sociale. Car toute politique culturelle se borne, par juste logique politique, à une gestion sociale de la culture, transformant fatalement une expérience aussi singulière qu'individuelle en «produits culturels», fantaisies décoratives assimilables par les collectivités les plus étendues.
Actuellement, la démission de l'individu poussé à l'agrégat pour profiter de quelques miettes du pouvoir d'un groupe, fabrique la soumission au réel tel qu'il nous est représenté par les tenants d'un marché universel. L'invention cynique d'une évacuation du tragique, qui orientait les valeurs métaphysiques personnelles d'un destin, génère le malaise peureux de n'accepter plus que la célébration, au nom d'un pragmatisme positif. La chance de restituer à l'individu le sens d'une dimension singulière, replonge l'art dans l'obsession solitaire de tenir cet unique emploi.
Tout commence dans la représentation, au creux de cette nuit à proximité d'une mort, par l'effort d'une singulière inversion : faire paraître. Ces ténèbres initiales, veillant sur l'intime, courent au long d'un itinéraire et étirent à l'infini une corrélation souterraine avec l'irrésolution de leur point de départ pour obscurcir définitivement l'éclairage d'une vision du monde. Ce que j'appelle « nuit » entend l'ensemble des choses retranchées du côté de l'invisible, souligne la limite attribuée à la représentation où effectivement les choses disparaissent. Corollairement à sa capacité de faire paraître, l'oeuvre s'en trouve défaire chaque figure de sens, au service d'un avènement du sens de la disparition. La désillusion s'acharne à ruiner le sens des images pour dévoiler, au coeur de la représentation, le sens particulier recouvert dans les détours associatifs liés à la métaphore. Cette désillusion invite le regard là où précisément il se perd, abandonnant ses repères pour ressaisir la vérité en deçà des subterfuges et au-delà des faux-semblants de la mise en vue.
La suite suppose qu'il n'y a pas d'existence visible (où le visible détermine une ouverture au discernement) hors celle ensevelie dans l'oeuvre, pas de pensée qui ne se fonde dans cette tombe, résumée par l'expression désignant un genre qui les dénonce tous : nature morte .
Le tableau referme sa détermination sur ce deuil, obstinément commémoré pour en supporter le sujet : le regard, dans la valorisation exemplaire qu'en espère continuellement l'art. Le terme enchevêtre regard de l'auteur et regard du spectateur ; leur amalgame à l'intérieur d'une impossible intrigue abolit tous les impératifs réducteurs de la communication pour l'unique objectif, préconisé naguère par Merleau-Ponty, d'une « coïncidence silencieuse ».
La promenade à travers le désastre d'une finitude de l'oeuvre, ébauche l'avenir même d'une pensée de l'esthétique, son changement d'astre resituant « la fin de l'art » et la mort de la peinture comme de simples épisodes de la représentation, parmi d'autres. L'oeuvre n'aurait donc lieu que pour montrer le lieu de son épuisement où le deuil unifie toutes les choses en une même zone d'attachement, lieu où les objets et le discours meurent dans l'image pour une idée de la disparition
La situation exile l'auteur, le désoeuvre jusqu'à n'exister plus qu'au centre de l'oeuvre, absent. La solitude de cet affrontement avec l'aveuglement des images oblige à l'éloignement pour élargir toujours plus la vision, jusqu'à l'isolement définitif, d'où tout se voit, pour former un regard personnel. L'acte de culture, en valeur de connaissance, relance l'apostrophe du rôle exclusif de l'oeuvre comme reflet d'une projection de la pensée, trace d'une éthique au singulier, pour donner consistance à une méthodologie du voir particulier, dont la nécessité spécifique exigerait l'image comme forme de résistance aux autres types de production. Le rétablissement passe par le tableau qui ouvre une intellection du regard, en lui seul, pour ce qu'il apure de son passé.
Maintenir le tableau dans les limites d'une tradition qui a conduit vers son actuelle désaffection, cela soutient les barrières de son cérémonial en guise de préface sélective qui vise à décourager la curiosité. Ici, la sélection décide d'une intelligence avec, et pose aussi cette complicité en termes de continuité. « Que nul n'entre ici s'il ne connaît l'histoire des tableaux ».

L'esthétique distingue la visualisation d'une topographie mentale, comme cadre d'un affrontement entre le système du monde, pensée de la réalité, et l'espace de l'individu dont le caractère transfigure la réalité d'une pensée. La mise en oeuvre d'un regard requiert la confusion de ces contradictions pour y collecter quelques indices d'une lucidité, dans l'abandon des effusions du moi. Le sujet refuse le spectacle sentimental de ses décombres et ne s'offre plus à l'admiration. Une hésitation permanente signe le repli de ce sujet derrière la visualisation d'une pensée qui cherche malgré tout à désigner l'abus de pouvoir propre à l'image.
Confrontée à un environnement faisant vertu suprême de la compétitivité, l'hésitation, indice d'une polysémie de la perception, affirmerait, en négatif, une singularité du doute, dont la désuétude actuelle mesure aussi une décadence de la réflexion. Fragilisant toute cohérence, affichant ses failles et contradictions, la bravade astreint à la négation de tout absolu, par contrecoup. La condition de l'oeuvre devient errance. À partir du sens de sa perte, elle dérive, et contraint le regard à la résignation, à la déception de séjourner parmi les épreuves de ses ratures, qui corrigent son sens à l'infini. À cause de cette incertitude, l'oeuvre se prive de satisfaire aux bases d'une définition, pour trouver une singularité, par défaut. Et la méprise s'aggrave.
Le programme excède sa définition et engage au centre de l'être de l'art, dans l'usage d'une indépendance, donc d'une autorité, figure même de toutes les libertés, qui intime une responsabilité morale au tableau. Autrement dit son exemplarité, sa particularité, oblige chaque fois à une méditation sur sa nature, en valeur de connaissance, résumée par Wittgenstein lorsqu'il parle « d'estimer l'heure qu'il est en se représentant une montre ».
Espace d'une irrésolution du regard, additionnant les fractures d'une civilisation et les restes de mémoire d'une expérience intérieure, l'oeuvre, façon de penser et non objet à penser, répète indéfiniment qu'elle n'est pas une chose, mais l'accès à une idée des choses. Cette fonction d'instance supplémentaire définit son aspiration à transcender les circonstances de son élaboration en «une élévation ordinaire», dilapidation du temps pour retenir le temps du regard.
La secondarisation marque l'origine sur laquelle l'art occidental a cultivé une pensée dont la sophistication est son avenir même, vers une maîtrise de son intelligence à travers le sensible. Y renoncer, au nom d'une rupture niaise, ou d'une infantilisation générale, soumet à la brutalité des forces de son envers, ou à son instrumentalisation dans le sentimentalisme, dérive de la raison par laquelle l'intelligence recule vers l'ignorance, enfouit le sens sous le signe, l'oeuvre sous l'image.

Temps mort où les réalités du monde se dénaturent, où la nature est perdue, l'oeuvre recompose un espace-temps herméneutique. Elle reconsidère ses liens avec son origine, ce contexte d'où elle part, pour relier ce trajet intérieur dans un apprentissage du réel, utilisant son ton local singulier contre le redoutable programme d'une universalité. Parmi les mythologies résurgentes, celle concernant l'origine instrumentalise l'idée que son incantation fournirait de l'identité prête à porter, afin de masquer le renoncement général à surmonter la difficulté d'être au monde par l'autonomie d'une différence.
L'écart à partir de l'origine, premier (et dernier) pas vers l'affranchissement, cherche la rupture avec l'enclos d'une histoire familière, avec l'enracinement étouffant des collectivités qui célèbrent la vulgaire arrogance de leurs opinions. Ces certitudes résumées par l'antienne aberrante du « retour à l'origine », complaisance de la régression, dégénèrent en général dans la haine guerrière. Le confort bienveillant de ce cercle ordinaire de connivences enterre tranquillement le désir d'exception, et prépare l'enlisement dans la nostalgie. Le piétinement mortifère, entraîné par une liquéfaction due aux forces administrant toutes les peurs, réduit inexorablement le périmètre exclusif de l'individu où se trace l'espace imprévu d'une existence. La reddition traverse le sujet, entre le songe perdu d'un lieu où la pratique re-fonderait la pensée et la déroute d'un présent où l'ombre de ce regret empêche les moyens conceptuels de son expression. La position condamne à une sorte d'émigration intérieure, et mène tranquillement vers la réclusion en accomplissement des ouvres.
Lorsque l'espace de l'oeuvre ne correspond plus avec l'espace où elle se projette, l'instigation de son point de vue se défait dans la méprise. En contrepartie de cette scission, le discours de l'oeuvre restreint son sens, obsessionnellement, à celui d'une retraite immobile, d'une partance suspendue. Ce lieu électif perdu contient à la fois la perte de son motif éclaté en souvenirs, la perte de la pensée de son intégralité et celle de l'édifice mental élaboré en manière de refuge. La situation contraint désespérément l'unique dessein de réfléchir sa perte, qui supprime toute vision directe et s'enferme dans la réflexion critique de ce malaise. La continuité déchirée, marque constitutive et singulière de l'artiste, métaphore de la permanence d'une place impossible, disjoint aussi le voile de sa mémoire, ouverture en échappée belle, supposition d'une hypothétique image. Deuil de l'oeuvre, où, dans la charge déceptive et la douleur habituelle de l'échec, se trouveront, une fois encore, les raisons rassurantes d'un recommencement chimérique ; résurgences des plus fragiles explications qui montrent comment, ici aussi, une maladie est à l'oeuvre.

La conduite d'un détachement commande de prendre le risque des routes d'exil, loin des entreprises culturelles et des voyages organisés, lorsque le dépaysement occasionne une différence qui permet une re-création de l'espace de l'oeuvre. Traverser les lieux, habituellement, comme un touriste, exige une extériorité solitaire, lutte permanente contre la suffisance ordinaire de collectivités infatuées et l'emprise sentimentale des communautarismes. C'est aussi tenir compte du cahier des charges d'une mémoire imaginaire, où les histoires du savoir et des épreuves s'emmêlent et constituent une culture individuelle. Cette vague périphérie, à l'ombre de la façade publicitaire d'une organisation sociale, accumule les débris d'une désolation imposée pour désarmer l'artifice des utopies promises au futur. Je parle et, de surcroît, ordinairement je peins (au crayon), depuis ce lieu indéfini et accablant, rendu méconnaissable par tant d'atteintes.
L'isolement considéré comme une situation donnée, devient un projet pensé comme volonté d'écart, un déménagement de l'être qui cherche une solitude essentielle. Enfin détachée de son environnement significatif, périmètre intenable de l'affliction, l'oeuvre ne témoigne plus des maigres singularités de ses variations affectives, mais voudrait faire valeur de leur abandon. Ces conditions de l'édification des oeuvres intiment un transfert du sujet, de l'auteur à l'endroit de l'acte, du spectacle à sa démystification. Le geste déplace sa conjugaison, remplace le « je » par « on », l'expression d'auteur par le lieu commun. Là les quelques mythologies personnelles abandonnent leur singularité apparente par leur représentation dans une imagerie anonyme et familière. Images de «couverture» opposées au narcissisme de l'autobiographie, en tension vers l'invention formelle d'un subjectif, d'une construction du sujet en équivalence.
La position fonde l'axe d'une éthique que Rilke appelait « être en face ».
L'oeuvre de représentation contraint à la frontalité de cette position, faire face à tout. Le regard présume à la fois la distance d'un détachement et l'interposition de soi, qui brouille l'épure théorique, pour opposer aux normalisations le rien singulier, parce qu'individuel, de son acte. La conduite du règlement de ce face à face, où se reflète une tragédie quotidienne ordinairement humaine, structure pas à pas la trame irréductible d'une identité.

Tenter de réfléchir certains effets de la représentation réclame le contrecoup d'une énonciation préalable où elle s'applique, où elle se représente elle-même. Dans une société entièrement consacrée au spectacle du règne de la communication et au triomphe de ses bateleurs, éviter le naufrage dans la médiocrité du flux de l'ingestion médiatique, supposerait le pouvoir fantasmagorique de l'inaccessibilité, après avoir appris la vanité dévastatrice des confrontations. La feinte idéale du singulier rendrait invisible, insaisissable à l'entendement du sens commun : stratégie de camouflage, fable de remplacement pour se fondre dans l'entourage et cultiver une singularité intérieure. L'appropriation des parts d'apparences d'une banalité partagée par tous, à travers les morceaux de stéréotypes cités à comparaître, assure l'échange minimal avec les contraintes d'un contexte qui falsifient l'ouverture au monde à travers les multiples figures des modèles sociaux qui emprisonnent la perception. L'ostensible neutralité de la récupération de ces enveloppes emblématiques, descriptions qui répètent elles-mêmes l'imitation accusatrice d'une représentation rebattue du réel, s'étiole dans le maniement de sa sélection et de sa paraphrase, où se tissent des liens moins exposés avec une intériorité recomposée. S'y dissimuler dans la contrainte laisse percer quelques stigmates d'une souffrance, à l'attention d'autres singuliers, pour susciter les rencontres infinies de différentes ressemblances. Rien n'empêche, et tout voudrait inciter au contraire le regardeur, d'aller derrière cette interface trop polie pour être tout à fait honnête, chercher une autre réalité de l'inquiétude du discours, le sens d'un chaos antérieur.
Les restes de ce réel perdu, épaves d'images ramassées pour cette évocation du naufrage, déploient un inépuisable dictionnaire qui témoigne de l'usure du symbolique dévoyé par le souci de reconnaissance, et souligne la nécessité de sa refondation. Le procédé réforme l'objectif qui ne cherche plus à donner à voir une production de signes singuliers, mais vise à individualiser les effets de la défaillance de la perception, comprise comme intervention d'une pensée esthétique. Ces motifs récurrents découragent les éclats divertissants et assourdissent la parole jusqu'à son spectre silencieux, écho de la conversation avec un revenant qui regarde un phénomène de vie, au lieu d'être regardé comme un fantôme.
Le silence en question ne permet pas d'entendre voler les mouches, il est celui rendu possible seulement par l'interposition d'une parole de substitution, qui évite les tourments de l'exhibition du mutisme. Singularité dernière de l'être solitaire : se priver du pouvoir de dire voudrait sauver l'inaudible et ne pas compromettre l'intégrité de son sens dans la relation avec le sens commun. Ce silence se détermine par ce qu'il garde en lui, dans la suspension d'un temps mort, en ouverture d'une quête répétée de coïncidences.
Extravagance au milieu de notre actualité où chacun exige la parole pour se noyer dans le mirage ordinaire d'une reconnaissance et abdiquer ainsi définitivement toute singularité.

L'idée même de singulier fabriquerait une sorte de leurre, une illusion pour incroyants, au nom d'une foi qui permettrait de supporter une société ayant consommé ses sujets pour agencer l'idée d'un sujet transfiguré en exemple social, modelé par les besoins de l'appareil économique. L'acharnement mis à poursuivre le leurre, malgré la conscience de sa vanité, offre la chance d'un détachement, et systématiquement épuise toutes ses tentatives mais dans le savoir que chacune fait oeuvre. Surmonter la mélancolie alimentée par tant de défaillances implique encore l'espérance têtue d'imaginer une intelligence de la représentation, avec les moyens du bord, entendus aussi comme les moyens d'une extrémité et d'une périphérie.
L'ancien scepticisme désormais dénoncé comme antisocial, ou, pire encore, comme élitiste, signalait une lucidité qui récusait le consensus des diktats communs. Ce scepticisme est pourtant source et ressource d'une vigilance où se puise l'intarissable force de résistance. Provoquer cette énergie, la réorienter vers l'oeuvre de représentation, cela justifie la reprise, malgré tout, au présent, d'une stratégie du doute, et accrédite l'investissement, infiniment risqué, de la pensée d'une existence entière dans un jeu de simulacres. Et finir, très vieux, obligatoirement singulier d'être resté au-dehors.

alain lestié
     






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