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Alain Lestié, Séparation, crayon sur papier, 56 x 76 cm |
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Je saisis aussi l’infinitésimal, le miracle de la qualité qui ne saurait être résolu d’aucune façon, ni historique, ni autre. Je retins en tout cas que ce qui importe, c’est simplement la plus grande liberté de mouvement possible. Carl Einstein, Bébuquin ou les dilettantes du miracle, Presses du réel, 2000, p.22. Le dessin s’appelle « Séparation ». À demi-mots, je le regarde. Je suis saisie d’étonnement. Je n’en crois pas mes yeux. Je me tiens à carreaux. L’épreuve d’être à la fois solitaire et muette face à l’œuvre ― et d’entendre tout ce qu’elle me dit, me fait bouger sans cesse devant elle. Je marche le long d’une demi-droite définie d’un côté entre deux points A et B, et indéfinie de l’autre par un mot inscrit et non-inscrit : le dessin du mot « séparation » raturé de deux traits. D’est en ouest et d’ouest en est, entre ciel et terre, l’horizon me suit du regard. Son “point de vue” se transforme proportionnellement aux places successives que j’occupe. Je me laisse regarder par la ligne comme si c’était autre chose qu’un trait de crayon noir. J’écoute un petit bruit de gouttes qui tombent d’un nuageux gribouillis marqué du signe de la multiplication ou d’un astéronyme. J’entends un branchage qu’on brise, je vois un rameau formé de deux « Y ». La ligne est réversible et renversable. Mes yeux vont aussi bien de gauche à droite que de droite à gauche, de haut en bas que de bas en haut. J’entends un trait de paroles, A et B en sont les points d’articulation. Entre motif céleste et motif terrestre, les lettres articulent l’inter-diction d’une lecture linéaire. Textuellement, deux voix sont compossibles. La rature du mot en a fait une image. Il « manque à sa place », il a « une autre place », il y est et il n’y est pas. Il y a un mot, le « Y » du il y a est un dessin qui déjoue la succession temporelle des figures qui me parlent. Le sens du “nuage” du haut et de la “branche” du bas est renversé par le dédoublement du mot lisible mais irrecevable : inadmissible séparation. La branche couvre le papier de son ombre. Le secret d’un regard ouvre un espace trinitaire. À l’intérieur de l’espace équivoque d’une page quadrillée, le lieu de la rencontre entre A et B est univoque. Deux lignes de pointillés marquent dans l’instant qui les sépare l’union de deux figures qui se recouvrent parfaitement. Il suffit de plier mentalement la feuille de papier en sa moitié. Le mot écrit et barré, savoir et non-savoir, “docte ignorance”, est alors une forme intermédiaire, un opérateur du regard, un annonceur de grande nouvelle : « arbre et pluie plus jamais séparés ». Deux expériences visuelles s’entrecroisent constamment aux points d’articulation des figures visibles. Une vision documentée, c’est une Annonciation de Van Eyck [1] qui l’exprime : Marie croit Gabriel sans le voir. Une vision instantanée c’est ce que saisit mon regard quand je vois le mouvement invisible qui se déplace entre les figures. Ensuite, le dessin donne à entendre ce qu’autrement on ne peut voir : « l’infigurable dans la figure … » (Bernardin de Sienne). J’entends le mot raturé, je consens à son miracle. J’écoute une semence d’infini qui tombe en coalescence de gouttes blanches et noires et trace des paroles éternelles. L’énigme du dessin, je la regarde comme une Annonciation. Exercice de croire sans voir, seulement s’entendre et entendre la contorsion entre le verbe faire et le verbe dire. Un faire rend possible un dire : « Fais-le et tu comprendras après ». Le mot « séparation » en disant quelque chose fait quelque chose. Les traits du crayon “Néro” la font aussitôt disparaître. Avec leurs matières de suie et d’argile et leurs manières de peinture, ils effacent tout et recommencent indéfiniment à peindre, écrire, dessiner, recouvrir le papier d’un geste oublieux des moyens de faire mais jamais de refaire. Devant le dessin, ce n’est plus l’étonnement qui répond à mon regard, c’est le désir. La pause se mesure au temps de ma détermination. « Séparés on est ensemble ». Je veux Y croire. Toi aussi ? Oui. Catherine Pomparat 2 décembre 2008 |
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Notes
[1] Annonciation de Van Eyck Un écran blanc, une serviette de toilette, sépare l’Archange de la Vierge. Ce n’est pas voir la beauté de Gabriel qui fait l’assentiment de Marie, c’est entendre sa Parole. |