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issue de secours
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Marcel Alocco: Comment, de façon schématique
décrirais-tu ton itinéraire ?
Alain Lestié:
C’est un lent parcours solitaire, à la fois
constamment homogène (tableaux dans la définition
la plus conventionnelle), et néanmoins peu
linéaire dans son évolution. Ce qui autorise la
liberté de retours ou de dérives, renonçant à une
chronologie formelle, donc à mettre des dates. À
l’encontre des impératifs édictés par la modernité
de « nouveau » et de
« progrès », chaque œuvre se présente au
présent, détachée des circonstances de son
élaboration.
Ce ressassement
du tableau, tableau à la manière d’un tableau,
avec une insistance jamais épargnée, voudrait
témoigner d’une méthode de penser le visible, à
l’épreuve d’une réflexion autour du
simulacre, de la métaphore, de l’illusion, du
stéréotype. Ces choix déterminent une façon de
représenter totalement littéraire, immédiatement
marquée par la fragmentation, le refus de
l’évidence d’une image univoque, et une certaine
obscurité.
M. Alocco: Le
travail montré début 2008 à Nice, sans emploi de
couleurs, serait du point de vue académique de
l’ordre du dessin. Cependant la manière de
travailler sur les différences de tons et les
apparences de la matière, le traitement des
épaisseurs sur les bords… Un dessin (ou un
dessein) pictural?
A. Lestié: Il
s’agit bien, objectivement, de dessin, mais
poursuivant les mêmes procédures qu’avec la
peinture, j’en détourne les valeurs, ici, celles
de la spontanéité, de la rapidité, de la légèreté
pour lui faire imiter la peinture. La question
porte d’ailleurs la réponse: le changement de
technique n’a rien changé au projet, il a rajouté
une instance de représentation supplémentaire, un
«après-la-peinture», dessin de peinture, à la
manière d’une reproduction.
M. Alocco: Ce qui
fait penser à ces graveurs qui, avant les moyens
de reproduction de la couleur, vulgarisaient les
toiles des maîtres…
A. Lestié: Dans
le meilleur des cas, ils en restituaient alors les
structures sémantiques, l’essence mentale du
tableau; privé des chatoiements séduisants des
effets picturaux, on passe ainsi de la délectation
à l’idée de l’œuvre.
M. Alocco: Bien
sûr, l’objectif était différent, c’était un
pis-aller. La seule manière de faire connaître des
œuvres qui ne voyageaient pas. Mais ton propos est
aussi, bien qu’autrement, un rapport à la
peinture, en renforçant l’accent sur l’artificiel
de la représentation. Dans le dessin, le kaki ou
l’océan sont noirs, même les couleurs deviennent
imaginaires…
A. Lestié:
Dépouillé de ses couleurs, le simulacre
n’illusionne plus par l’imitation; il atteste de
l’illusion par l’après-coup d’un écho de sa
représentation, et témoigne, avec ses seules
valeurs, d’un monde bariolé, dans l’écart de son
ombre. Réclamant effectivement un pas de plus sur
l’échelle de l’imaginaire pour situer le «dessein»
moins dans l’action d’une œuvre que dans le
contrecoup de sa réflexion.
M. Alocco: D’autre
part, il y a un paradoxe dans ces œuvres: à la
fois d’une grande minutie d’exécution, grande
précision dans le détail, et ce flou que donne en
grand et long format le peu d’objet présent.
L’impression de découvrir dans la médiatisation
d’un instrument de vision, binoculaires ou
jumelles, mais dans un cadrage qui crée un manque,
peut-être de contexte? Des objets, du graphisme.
L’humain serait en dehors: dans le regard?
A. Lestié:
Binoculaires et souvent plus: une pluralité de
points de vue pour fragiliser l’homogénéité
totalisante de l’image, y insinuer un trouble, une
incertitude réclamant une réflexion. Le manque
souligné justement par la question serait cette
absence d’évidence, cernée par la vague évocation
de fragments de provenances diverses (et il y a
peut-être là un croisement de nos trajectoires
dissemblables). Cet assemblement vient comme une
sorte de commentaire dialectique, dans lequel le
vague du lieu commun des références invite (non
sans quelque directivité), l’histoire de chacun.
M. Alocco:
J’insiste, il y a dans ces « dessins »
une autre absence, ou je me trompe? Absence de la
représentation du corps humain. Ce qui ajoute
peut-être à la distance.
A. Lestié:
L’absence marque le retirement du corps d’un sujet
représenté, et ce retrait est sans doute l’origine
même de mes tableaux. Cette absence s’ouvre en
métaphore de comment toute représentation abolit
la réalité de chacun de ses motifs, les
dé-vitalise en signes illusoires: problèmes
infiniment d’actualité.
Autour se
répartissent quelques images de couverture.
D’abord stéréotypes sommairement évoqués, ces
prétextes sont devenus plus récemment mots,
traces, schémas, toutes choses renvoyées du côté
de l’incertain, de l’hésitation. Pour souligner
encore la limite attribuée à la représentation où
effectivement la nature des objets disparaît.
Déplaçant sa capacité de faire paraître, l’œuvre,
dans ce cas, s’emploie à défaire chaque figure de
sens, pour un sens de la disparition.
Cet
« après-sujet » procéderait ainsi d’un
principe de la vision, politique, par lequel le
tableau expie l’autorité d’un pouvoir qu’il
refuse. Avec un dernier espoir de préserver, à
partir de l’interrogation de ces restes, une
intelligence du regard.
Sans doute, sous
une apparente logique du discours, faudrait-il
lire dans cette obstination certaines injonctions
plus intimes, mais laissons cela aux spécialistes
des «maux de l’âme»...
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ces derniers temps
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