alain lestié


      







Le texte "Variations Lestié" a été publié dans
 "Alain Lestié: séquence en noirs" éditions Mollat






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issue de secours

















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élévation
   

Variations Lestié





      «  Je persiste à ne considérer le tableau que comme un lieu de réflexion où seul le savoir de son illusion peut concevoir une pensée.»   Lestié


    Lestii picturam non amo. Pourquoi par ce cuistre incipit proférer un mensonge écrit de surcroît en latin, langue de faussaires et d’ecclésiastiques ? La raison est simple : je souhaite, à propos de ce faiseur d’art, m’extraire de la catégorie des amateurs de tableaux pour rejoindre celle des a–mateurs (privatif de mateur, celui qui mate, regarde sans être vu). L’œuvre picturale de Lestié appelle en effet, un regard qui s’affiche dans la présence avouée sinon toujours visible (par exemple les ombres portées du spectateur sur la toile) du regardeur. Les toiles et les dessins de l’artiste en question ne sont pas destinés à la jouissance narcissique de ce dernier, mais aux autres sans qui l’œuvre ne saurait fonctionner. Une fois son travail terminé, photographié, titré, répertorié, Lestié s’en retire pour vaquer à de nouveaux projets.

Ces remarques préliminaires n’ont rien à voir avec l’amitié profonde, essentielle qui me lie à Lestié et qui englobe le couple d’Huguette et d’Alain. Mais d’amitié, il ne sera plus fait mention. Celle-ci ne doit pas se dire — mais voilà que je me contredis. Nietzsche parle d’une passerelle impossible dès lors qu’une invitation à l’emprunter est adressée à l’ami et recommande de ne rien dire : « avec les gens qui ont la pudeur de leur sentiment, il faut savoir dissimuler […]. Si vous voulez leur faire du bien à ce moment-là, faites les rire ou glissez-leur quelque froide méchanceté1 ». Place donc à quelques froids commentaires.

Portrait de l’artiste

Depuis que je le connais, trente-cinq ans environ, il ne semble pas avoir grandi. Impossible d’avoir des informations précises sur sa taille qu’à l’époque on pouvait qualifier de moyenne. Une silhouette décontractée presque nonchalante qui est plutôt celle d’un homme grand. Un sourire doux qui suit les inflexions d’une voix chantonnante avec un accent gascon qui n’a jamais cédé. Il parle peu mais toujours avec chaleur 2 des autres peintres, de nos amis, de la politique, de la littérature, tous les sujets à l’exception de sa peinture et de lui. Sa mise est soignée, élégante, sans aucune affectation : veste grise en tweed ou cachemire en périodes fastes, un pantalon confortable en flanelle ou en velours et le plus souvent un pull-over à col roulé remplacé par la chemise-nœud papillon pour les soirs de gala, les vernissages ou les académies. L’ensemble dénote un bon goût qui ne se risque pas à paraître. Il n’a jamais changé d’appartement, malgré une dizaine de déménagements Bordeaux-Paris-Cannes-Bordeaux. Des murs peints en gris pâle (souris ?) tacheté de blanc, des meubles utilitaires laqués noir, mouchetés de gris clair. Lestié n’a pas d’atelier, mais dispose d’un vaste dispositif pour ranger les œuvres. Cette absence de lieu spécifique du travail de l’artiste a paru suspecte à plus d’un visiteur. Où l’œuvre est-elle réalisée ? Qui est l’auteur des lestié ? Personne ne l’a jamais vu peindre ?

A chaque visite, le rituel s’accomplit, les œuvres sont sorties l’une après l’autre de la réserve et placées bien en vue du regardeur devant qui elles se succèdent à une cadence plus ou moins régulière, au rythme des entrées et sorties de l’artiste qui se tient docilement en retrait. Aucun commentaire du peintre ne vient troubler la contemplation des œuvres qui effectuent ensuite un retour en sens inverse avec arrêt prolongé sur celles qui ont retenu l’attention.

Depuis 1976, rien n’est venu interrompre le cours régulier des peintures, toutes du même format : 130x89 et une technique unique —peinture acrylique sur toile dont l’effet miroir est obtenu par une succession de ponçages recouverts d’un léger vernis. Le registre de couleurs est restreint, centré sur le brun « au point précis où la couleur s’éteint » d’après Dora Vallier 3. Au fini, une œuvre lavée à fond, propre et comme empesée. La couleur parfois éclatante suit un parcours étrange avant de disparaître. Depuis 1995, ce sont des grands dessins organisés en diptyques ou triptyques qui défilent devant le regardeur. Des noirs et gris fastueux qui donnent enfin à l’œuvre de Lestié sa plénitude accomplie, sa beauté avouée.

Lestié et Lessing

    Il y a chez notre peintre une remise en question radicale de la Thèse de Lessing sur la frontière qui sépare les arts visuels de la littérature. La doctrine ancienne de l’ut pictura poesis  qui voulait qu’un tableau et un poème soient esthétiquement analogues est, en quelque sorte, réactivé par Lestié qui tourne ainsi le dos à deux siècles d’art moderne dont le « Laocoon »  a été l’acte de baptême authentique. Il ne me paraît pas inutile de rappeler à ce propos quelques phrases de Lessing qui donnent l’essentiel de sa doctrine : « Voici mon raisonnement : s’il est vrai que la peinture emploie pour ses imitations des moyens ou des signes différents de la poésie, à savoir des formes et des couleurs étendues dans l’espace, alors que celle-ci emploie des sons articulés qui se succèdent dans le temps ; s’il est incontestable que les signes doivent avoir une relation naturelle et simple avec l’objet signifié, des signes juxtaposés ne peuvent alors exprimer que des objets juxtaposés, ou dont les éléments sont juxtaposés, de même que des signes qui se succèdent ne peuvent représenter que des objets successifs, ou dont les éléments sont successifs […]. Des objets qui se juxtaposent ou dont les parties sont juxtaposées s’appellent des corps. Donc les corps avec leurs qualités visibles sont les objets propres de la peinture. Des objets successifs, ou dont les parties sont successives, s’appellent génériquement des actions. Donc les actions sont l’objet propre de la poésie »4. Autrement dit : à l’action, la poésie et la littérature et à la représentation, la peinture. Lestié récuse une telle dichotomie. Il apparaît dans l’art contemporain comme l’anti-Lessing qui propose dans sa peinture une poétique des choses. 

La poétique des choses

Horace accorde au peintre et au poète un droit égal à la liberté de l’imagination :
Ut pictura, poesis : erit quae, si propius stes,
Te caplet magis ; et quaedam, si longius abstes.
Haec amat obscurum : volet haec sub luce videri,
Judicis argutum quae non formidat acumen :
Haec placuit semel ; haec decies repetita placebit 5.

Avant Horace, Aristote dans sa poétique avait été l’initiateur de cette identification de la peinture à la poésie. Le philosophe déclare que la nature humaine en action est l’objet d’imitation pour les peintres comme pour les poètes. Le sujet du tableau est tout entier dans le dessin qui produit le déroulement de l’action dans la représentation du drame. Autrement dit, la tragédie s’y joue par le mouvement exprimé dans les traits du dessin. Aristote ajoute que la toile recouverte des plus belles couleurs ne peut produire autant de plaisir qu’une chose dessinée au trait. Je signale avant d’y revenir plus longuement, la disparition totale de la couleur dans les œuvres les plus récentes de Lestié pour s’en tenir aux traits d’un crayon sur du papier.

Le fait de confondre la représentation dans l’action se retrouve dans Bergson comme dans les acquis récents des neurosciences. Ces dernières montrent les connexions bidirectionnelles entre les aires motrices du cerveau et les aires sensori-perceptives. Le cerveau est capable de se représenter sa propre commande motrice aussi bien que les actions de l’autre. J’ai proposé d’appeler « représentactions » ces ensembles de perception et d’action. On est toujours libre de penser comme Goethe : « Im anfang war die tat »6  ou de retrouver Bergson : « Au lieu de l’affection dont on ne peut rien dire puisqu’il n’y a aucune raison pour qu’elle soit ce qu’elle est plutôt que toute autre chose, nous partons de l’action, c’est-à-dire de la faculté que nous avons d’opérer des changements dans les choses, faculté attestée par la conscience et vers laquelle paraissent converger toutes les puissances du corps organisé » 7. Faire du cerveau le lieu de toute création artistique me permet enfin de dire de cet organe qu’il est une « métaphore agissante » 8.

Donc, l’art est le meilleur témoignage de cette collusion sensori-motrice. « Les Grecs, rappelle Ernst Gombrich, n’avaient qu’un seul mot et qu’un seul concept pour l’art et l’habileté, teckné —l’histoire de l’art par définition était l’histoire de la maîtrise technique ». Jean Clair9,  qui fait référence à cette définition, insiste sur le rôle du « faire » dans la genèse de l’œuvre. On parle de l’œil et de la main et de leur partenariat, c’est en réalité dans le cerveau que se fait la fusion de la vision et du geste. « L’œil s’enracine, au premier regard, dans un terreau riche et confus, chaotique, qui est celui de la sensibilité. Mais déjà, tirer un trait, au sens propre, fouiller pour extraire un fil de ce fouillis, c’est faire l’effort d’intellection de ce que l’on a sous les yeux […]. Ce chassé-croisé entre la sensibilité et l’intelligibilité suppose un équilibre. La pure intelligibilité du tracé mathématique tout comme la pure sensibilité du tracé instinctif en sont exclues. L’œil a besoin à chaque instant de se nourrir de l’épreuve du réel, tout comme l’esprit à besoin sans arrêt de vérifier la validité du trait ». Ce qu’on peut conclure par la phrase célèbre de Goethe : « Ce que je n’ai pas dessiné, je ne l’ai pas vu ». Il faut relever enfin c’est dans cette affaire de la représentaction, l’artiste et le spectateur sont associés dans la même complicité motrice et sensorielle.

A l’âge classique, cette poétique de la représentaction par l’image supposait la primauté du sujet qui impliquait à son tour une série d’impératifs portant sur la structure formelle de l’œuvre qui engageait une certaine attitude devant le tableau identique à celle qu’on exigeait du lecteur d’un poème ou du spectateur. En cela, Lestié est un classique et l’ordre qui règne dans le tableau laisse penser que la recommandation de Poussin qui écrivait à un ami au sujet de La Manne : « Lisez l’histoire et le tableau  sera suivi ». A ceci près que le tableau de Lestié est illisible et qu’il n’y a pas d’histoire.

Et cependant la poésie impose sa présence : l’état des choses se substitue à l’état central fluctuant du regardeur 10 et le poème s’installe dans sa plénitude. « Le fond de l’affaire, écrit Michel Deguy peut seulement être dit en poème —de langue, de musique, de peinture, de pierre … Parce que c’est tout un poème. Quel fond de l’affaire ? Je le nomme aujourd’hui attachement » 11. Attachement aux choses. Il faut y aller voir, pour nous y attacher. La chair, non plus le corps, regarde ces choses. « Pour ce regard sans pesanteur, au ciel comme sur la terre, disons pour ce regard détaché, l’attachement s’exalte sublimement ».

Mais de cette sublimité, le spectateur ne peut longtemps se satisfaire. La volonté d’éclaircissement se fait précise et le « parti pris des choses » comme chez Francis Ponge impose la résistance d’un espace extracorporel en même temps que la substance sensible de la matière et la matérialité des choses contournent les pièges de la rhétorique.  Chez Ponge, il y a multiplication des rapports entre mots et mots, mots et choses et démultiplication des sens par le recours à la métaphore, aux anagrammes, à l’étymologie et enfin jusqu’aux reprises, répétitions et variations. On n’est pas loin d’une situation comparable chez Lestié s’il n’existait chez lui un acharnement à masquer et à oblitérer le sens des choses : mots écrits, phrases ou images fonctionnant comme signes ; par exemple, Lestié dans ses inscriptions utilise souvent le latin sans autre raison que d’empêcher l’évidence du sens de se manifester à un spectateur francophone ; ou encore emploi d’un mot écrit à double sens en anglais et en français (exemple : air). Le résultat est « une espèce d’état d’indifférence » (Ponge) dont le dessin intitulé « l’état des choses » fournit la parfaite illustration.

La lecture de Peirce m’a parue éclairante pour comprendre les relations de Lestié aux objets. Chez Peirce la séméiotique se présente comme une logique de l’action du signe. Le signe en tant qu’action est nécessairement à la fois interprété et interprétant (représentaction). L’interprétant chez Peirce n’est pas une personne, un agent réel. L’interprétant est un signe lui-même et ce qui transforme un signe en action. L’interprétation n’est pas une activité mentale, elle est plus articulation que représentation. Chaque chose dans un tableau de Lestié fonctionne comme un interprétant. Pour H. Parret : « Il y a de l’interprétation, et donc un interprétant à l’œuvre, dès que la relation d’un representamen et d’un objet est conçue (dans ce cas, Peirce dira que l’interprétant fonctionne comme une qualité), est énoncée (l’interprétant fonctionne alors comme une existence) et est inférée (ici, l’interprétant fonctionne comme une pensée). La conception/énonciation/inférence de la fonction signicative est un processus de production de sens sans un sujet identifiable . En ce sens, la peinture ou les dessins de Lestié sont dépourvus de sujet identifiable 12: les icônes sont surabondants, mais les indices rares et se renvoient l’un à l’autre comme dans un labyrinthe ; les symboles sont perdus au milieu des signes et semblent les produits du hasard.

Une référence enfin paraît s’imposer : Barthes, l’inoubliable, dont les mythologies ont marqué les années soixante avant que les coquetteries ne l’emportent. Lestié propose un empire des choses en révolte contre l’empire des signes. C’est en réalité plutôt une république des choses, mais une république non démocratique, car elle a banni le sens — une séméiologie de l’a-sensé qui récuse la passion du sens que Barthes revendique pour la sémiologie : la déconfiture de Saussure en somme.

Comment lire l’illisible

Mallarmé/Lestié, cela date du lycée. Le temps du premier choix —presque des vœux— qui signifie renoncement : « Je me désigne artiste » comme une activité désormais engagée. « Ce mot exclut, dit-il encore, ceux de métier, profession et surtout travail : l’art jamais ne saurait être un travail, en aucune de ses acceptions ». Lestié jamais n’a travaillé ; il n’a jamais gagné sa vie.

Tout est renoncement : il faut renoncer au temps, il faut renoncer à l’espace ; pas d’ontologie possible — triomphe mallarméen sur toute la ligne.

Le voici jeune peintre à l’orée d’une forêt de signes, « selva obscura » bien profonde à un âge où d’autres sèment encore des petits cailloux blancs pour ne pas perdre leur chemin. La généalogie est brève : Braque, Jasper Johns, Rauschenberg et un peu plus tard, Magritte bien sûr pour rassurer les regardeurs qui commencent à bavarder sur sa peinture avec ce ton inimitable des soixantes. « Quand Lacan cancanne, la manne démarre » clame alors Ernest Trochu reprochant avec deux siècles de retard à Poussin d’avoir dans son tableau fait tomber de jour la précieuse substance. Trafiquants d’icônes sera son occupation à l’imitation de ce que Mallarmé manigance avec les mots. Lestié fait fi des signifiés se jouant de l’interprétation qu’il laisse à d’autres. Il se limite à la représentaction c’est-à-dire à la mise en acte (en scène) de la représentation. Simulacre, théâtre : nous y sommes ; à l’origine même de l’œuvre. « Parce qu’elle induit une intention en trace, la représentation contraint toujours un projet à mourir dans son simulacre et à travers cette fatalité, délimite l’œuvre comme envers du vivant, sépulture de la réflexion où le corps même finit en un signe. Décrétant une « chose » (qui ne peut être autre chose que l’objet d’attachement) comme « art », elle remanie à perte l’état de son sujet et l’enlève de la vie, sorte de travail préparatoire à la symbolisation. La clause condamne l’art à exécuter infiniment ce naufrage originel du vrai dans sa dépouille. Cette mort illustre le point inaugural du système symbolique afin que l’on relise les résolutions du sens, en visualisation de la connaissance. Mort qui ne présage aucune renaissance, mais ouvre à la mise en œuvre d’une ruine du sens, comparable au travail de deuil. Le sens, perdu dans l’artifice qui apprête la simulation, expose son absence. C’est son dernier acte de présence avant la disparition, son oubli dans l’œuvre. L’échec programmé nécessite une reprise continuelle de l’œuvre, qui s’acharne sur une partie incomprise, donc inoubliable ». Jamais artiste muet n’a aussi bien parlé de son œuvre 13.

Étrangement, nous sommes au plus proche de la mécanique de la pensée humaine : l’illusion autoscopique. De quel espace sans espace vient ce sujet qui prétend choisir parmi les choses, les sujets de sa pensée ? Le sujet s’évanouit dès qu’on cherche à l’appréhender — un ténébreux tableau d’inanité visible.

La disparition totale du sujet est d’autant plus manifeste que celui-ci n’est pas remplacé par l’abstraction, ce tour de passe-passe inventé par la peinture moderne pour réintroduire en force le subjectivisme menacé par l’entreprise de Duchamp. La peinture abstraite n’a jamais été abstraite, elle est pure sensorialité. Seule la représentation d’une réalité peut renvoyer à une réalité conceptuelle, à une représentaction. Le concept s’élabore à partir du phénomène, l’abstrait à l’inverse est producteur de phénomène. Ces considérations pour dire, assez platement, que Lestié et Mallarmé sont des artistes réalistes.

Priorité à l’espace donc où s’organisent les images qui tentent une « peinture nominale ». Nominale mais pas nominative, car elle ne prétend pas dire le réel —aporie pour une peinture réaliste  … mais qui s’impose si l’on veut bien considérer ce que Jakobson appelle la « fonction poétique » du langage qui ouvre la voie à une poésie non rhétorique. L’espace virtuel, donc réel du point de vue du cerveau, s’organise par le jeu des interactions entre images. Je rappelle ma première proposition : il n’y a pas de représentation sans action. La deuxième proposition indique que l’action peut être écartée de la durée grâce à une coupe immobile qui renvoie à un temps abstrait exclu de la matière14 . Le mouvement revendique ici le fractionnement de l’espace des signes matériels et « que quant à l’Acte, il est parfaitement absurde, sauf que mouvement (personnel) rendu à l’infini : mais l’infini est enfin fixé 15»  .

Comment abolir la durée ?

De la façon la plus simple : la répétition qui conduit à l’éternel ressassement du passé. A un travail de récollection, l’esprit se perd dans les méandres de nombreux possibles » 16.

Dans le dessin « lever du jour dernier qui vient tout achever » avec des rideaux d’angle et dans le premier quart en bas à droite un instrument à mesurer le temps, celui-ci arrêté sur la même heure six heures moins vingt-cinq  dans un tableau peint une vingtaine d’années plus tôt sous le même titre (n°34 : F. Garcia). Des choses sur le tableau, une route de nuit sur le dessin absente sur le dessin précédent intitulé « Route de nuit » : « Après coup » peut-être ? Ou encore parages « ces parages du vide en quoi toute réalité se dissout. Translation _ séquence _ faux mouvement. Et, après tout, encore après, longtemps après enfin : « un feu dans la nuit, nous tournons dans la nuit et le feu nous consume ». 

L’entassement, une façon d’atteindre le noir absolu : une mine de plomb dans laquelle s’enfonce la représentation. C’est là que tout à commencé : « Tout commence dans la représentation, aux creux de cette nuit à proximité d’une mort, par l’effort d’une singulière inversion : faire paraître. Ces ténèbres initiales veillant sur l’intime, courent au long d’un itinéraire et étirent à l’infini une corrélation souterraine avec l’irrésolution de leur point de départ pour obscurcir définitivement l’éclairage d’une vision du monde ».
Entraîner le regardeur dans sa perte, idéal de l’artiste assoiffé de solitude. Le « double aveugle » : une méthodologie —ô ironie— qui pour le scientifique est censée conduire à la vérité de l’essai thérapeutique. Pour Lestié le regard aveugle d’une nuit partagée entre l’artiste et le regardeur. Cité à comparaître ici Maurice Blanchot 17 par le truchement de Jean Marie Pontevia 18. « C’est cela seulement qu’il était venu chercher aux enfers. Toute la gloire de son œuvre, toute la puissance de son art et le désir même d’une vie heureuse sous la belle clarté du jour sont sacrifiés à cet unique souci : regarder dans la nuit ce que dissimule la nuit, l’autre nuit, la dissimulation qui apparaît » […] « L’inspiration dit la ruine d’Orphée et la certitude de sa ruine, et elle ne promet pas, en compensation, la réussite de l’œuvre, pas plus qu’elle n’affirme dans l’œuvre le triomphe idéal d’Orphée ni la survie d’Eurydice. L’œuvre, par l’inspiration, n’est pas moins compromise qu’Orphée est menacé ».

Une inscription dédiée à l’échec final de l’œuvre auquel se prépare avec modestie et sublimité, constance et acharnement, Alain Lestié parangon de l’artiste.

Imaginons

Imaginons, dit Blanchot, qu’Abraham n’ait pas eu d’enfants et que Dieu néanmoins lui ordonne de sacrifier son fils. Lestié est dans cette situation. Il a une œuvre à faire et ne vit que pour ça. Mais l’œuvre n’existe  pas (elle est impossible) et cependant il doit la sacrifier pour l’offrir à Dieu et lui donner ainsi l’immortalité qu’elle mérite sans doute. Une grosse rigolade que Lestié, impavide, accomplit sans qu’un trait de son visage bouge.

Erreurs à ne pas commettre : considérer les tableaux ou les dessins de Lestié comme des rébus ou encore y chercher des symboles qui révèleraient un sens caché, genre « Mutus liber », le livre muet de la tradition alchimique. Dans un tableau de Lestié, il n’y a pas de solution parce qu’il n’y a pas de question.

Avec la disparition du sujet, on s’attend à la suppression de l’affect et à un refus absolu de l’émotion (la référence ici n’est pas Magritte, mais Guy Bourdin, le photographe). D’où vient alors cette jubilation qui envahit parfois le regardeur. La fausse illusion : ces trompe l’œil qui se défendent de tromper quelque œil que ce soit. L’illusion est toujours comique conclut Pontevia. Il y a surtout le timbre du tableau. Le timbre est ce que la musique a de plus indéfinissable, irréductible à une analyse physique pertinente. Le timbre du tableau prend au piège celui qui le regarde, l’agite et le trouble. Un fragment de vie qui n’a pas sa place et qui s’insinue, l’air de rien, dans le vide austère et solennel, donne le signal du rire.

Le miroir

Les miroirs tiennent une place centrale dans l’œuvre de Lestié. Phénomène de l’illusion autoscopique qui fait que nous croyons nous connaître depuis toujours, alors que nous avons du attendre l’âge de deux ans avant de reconnaître notre visage dans un miroir. Visage qui vient du latin visus vue, et qui est la seule partie de notre corps que nous ne puissions voir directement (avec aussi notre cul, il est vrai), ne pouvant être simultanément la vue et le point de vue. Il faut donc imaginer un deuxième miroir, miroir intérieur dans lequel le sujet regardant se regarde. L’espace virtuel entre les deux miroirs est occupé par la psyché du sujet, c’est-à-dire son ego dans la double acception grammaticale du moi et du je. Lestié a traité le problème que tente de résoudre Vélasquez dans ses célèbres Ménines. Le tableau représente la famille de Philippe IV : au centre de la toile, l’infante, entourée de ses demoiselles d’honneur et de la naine Marie Barbola ; sur la moitié gauche, Vélasquez s’est représenté en train de peindre la scène. Pour entrer dans le tableau, devenir son propre modèle —un autre parmi les autres—, le peintre doit utiliser la méthode de l’autoportrait et peindre devant un miroir qui reflète les modèles posant derrière la toile et non devant. Le piège du regard se referme sur un deuxième miroir qui normalement fait face au premier et dans lequel apparaissent le roi et la reine selon un jeu de reflet dont aucun dispositif optique ne peut rendre compte. Le cerveau du peintre s’est détaché du réel pour ne plus opérer que dans des représentations pures ; mais en devenant le sujet de sa peinture, il authentifie sa présence et échappe au royaume des illusions.

Lestié met le même problème en scène dans sa série des collectionneurs. J’ai devant moi depuis vingt-cinq ans un de ces collectionneurs qui me fait face au premier plan ; de l’artiste on ne distingue que le sommet de la chevelure derrière une toile celle-là même qui est suspendue sur le mur derrière le collectionneur (moi, peut-être).

La physiologie s’est également emparée du thème du miroir. Dans les années 1990, l’équipe de Rizzolati a découvert une propriété singulière de certains neurones du cortex prémoteur du macaque. Ces neurones effectuent des « codages » pour les programmes d’action dont l’exécution est ensuite confiée aux neurones du cortex moteur. Une électrode placée pour les besoins de l’expérience à proximité d’une de ces cellules nerveuses recueillait une décharge de potentiels d’actions lors d’un geste précis et spécifique de la main (saisie d’un objet entre le pouce et l’index, par exemple). Mais, à la surprise des observateurs, quelques-uns de ces neurones pouvaient être activés de façon comparable lorsque le singe observait l’expérimentateur ou un congénère exécuter devant lui la même action. Ces neurones, appelés « neurones miroirs », étaient donc actifs pour un geste donné, que celui-ci soit réellement effectué par l’animal ou qu’il observe son exécution par un tiers. Il imitait le geste de l’autre « dans sa tête », sans passer à l’acte 19.

Ce dispositif cérébral permet au sujet de devenir le sujet de sa représentation des autres. Je vois que tu me vois parce que je reproduis dans mon cerveau ce que tu fais et que tu sais que je le fais.

La mise en place de ces solutions cognitives conduit à ce que les philosophes appellent l’aperception. Dans le cerveau se projettent sur le miroir intérieur les actions de son propre corps. En l’absence de sensibilité, autrement dit de l’éprouvé du corps, le miroir intérieur est semblable à une glace placée dans l’obscurité qui ne renvoie plus que des images indistinctes et aux contours brouillés.

Chez Lestié, les effets de miroir se multiplient sans que le regardeur en ait toujours conscience. Selon F. Garcia, « ils induisent le vide avec comme un défi, la toile vierge peinte en trompe l’œil, autant pour arrêter les débordements de l’image que pour offrir au regardeur la possibilité de s’inscrire lui-même dans l’espace de l’oeuvre20» .

Envoi

Il y a un dessin que tu ne verras pas
Sombre comme un firmament
D’après un tremblement de terre
Frémissement des gris
Comme ce soir est triste
La lampe de la chambre éclaire une étagère
Des pierres à lapider sont disposées en ligne
Et de la boîte ouverte s’échappe un jet d’urine
Dernier geste de l’homme perdu dans l’onde amère
Le sens enseveli en signes éparpillés
Tourne le dos au temps encerclé par la nuit
Il ne restera que des fragments de porte

                Jean-Didier Vincent

       


toutes les œuvres : crayon sur papier
56 x 152 cm

notes

1-  Nietzsche « Le gai savoir » Trad. A. Vialatte, Gallimard, Paris, 1950.
2-  Françoise Garcia «Alain Lestié», William  Blake and Co, Bordeaux, 2000.
3-  Dora Vallier, Catalogue de l’exposition Lestié, Galerie de France et Weber, Paris, 1973.
4- Les « signes naturels » et les signes arbitraires  (natürliche Zeichen et willkürliche Zeichen). Dans le  Laocoon, la signification de cette différentiation est la suivante : les « signes naturels » sont des correspondances directes des formes existant dans la nature ; les « signes arbitraires » sont ceux dont la liaison avec leurs correspondants dans la nature consiste en une convention. Je cite ici l’introduction de J. Bialostocka au « Laocoon » de Lessing dans la collection « Miroirs de l’art », Hermann, Paris, 1964
5- Horace, Ars poetica : « La poésie est comme la peinture : certaines plaisent mieux regardées de près, et d’autres vues de loin ; l’une aime l’obscurité, l’autre veut être vue à la lumi ère et ne craint pas le jugement pénétrant du connaisseur ; celle-ci plaît une seule fois, cette autre plaira dix fois répétée ».
6-  « Au commencement était l’action » Goethe, Faust.
7-  M. Bergson, Matière et Mémoire In : Œuvres, Edition du Centenaire, PUF, Paris 1959.
8-  J.D. Vincent, Biologie des passions, Odile Jacob, Paris, 1999.
9-  J. Clair, L’art est-il une connaissance ? Le Monde, Paris, 1996.
10- L’état central fluctuant offre un cadre conceptuel aux exigences contradictoires qui permettent de loger dans la même demeure, la psyché et la molécule d’ADN. Etat  désigne la manière d’être d’un organisme considéré dans ce qu’il a de permanent sans que cela implique l’idée d’arrêt ou d’absence de changement ; il exprime le devenir, la finitude et le caractère dynamique qui qualifient le vivant. Un ver de terre, un rat, un scientifique faiseur de concepts sont, de la naissance à la mort, en état de non-équilibre. Central comme une centrale d’achat, une centrale de consommateurs, une centrale syndicale, mais aussi centrale comme une prison —être prisonnier de son corps c’est mieux que ne pas avoir de corps, être prisonnier des autres, mieux que d’être seul—, central comme le système nerveux par lequel le sujet déploie sa présence au monde. Fluctuant, enfin, parce que cet ECF change sans cesse au fil du temps.
11- Michel Deguy, Poèmes en pensée, Le bleu du ciel , Bordeaux, 2002.
12- Pour Peirce, le signe est un representamen, quelque chose qui est mis pour quelque chose, pour quelqu’un. Il crée dans l’esprit de ce dernier un signe équivalent ou plus développé qui est l’interprétant du premier signe. Il est mis pour quelque chose qui est son objet (mais pas à tous égards, seulement par rapport à une sorte d’idée qui est le fondement du representamen). La sémiotique de Peirce divise le signe suivant trois catégories phénoménologiques : le signe existant est icône (un diagramme par exemple) comme premier indice (exemple la fumée est indice du feu) et symbole comme troisième.  H. Parret « La sémiotique » Encyclopédie philosophique, T1, PUF, Paris, 1989.
13- A. Lestié, Dépôt de bilan, l’Inactuel, n°10, 2004.
14- Gille Deleuze, L’image mouvement, Edition de Minuit, Paris, 1983.
15. Mallarmé, Igitur, Gallimard, Paris, 1925.
16- In F. Garcia, Op. cit.
17- M. Blanchot, L’espace littéraire, Gallimard, Paris, 1955.
18- J.M. Pontevia, «Insistances»,Textes pour l’exposition Lestié, Galerie Joncour, Paris, 1981.
19- J.D. Vincent, Le cœur des autres, Plon, Paris, 2003.
20-  F. Garcia, Op. cit.



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